LA METTRIE Julien Offroy de (1709-1751) page 260

 

Médecin et philosophe français, né à Saint-Malo, il incarne de façon provocante le matérialisme athée poussé à ses conséquences extrêmes, exprimé par le titre du plus célèbre de ses livres, L'Homme machine. À Paris et à Leyde il étudie la médecine, notamment sous la direction du maître de l'iatromécanisme, Hermann Boerhaave. Devenu médecin des gardes françaises en 1742, il participe à des batailles, ce qui lui donne l'occasion de perfectionner ses connaissances anatomiques en découpant les morceaux de ce puzzle qu'est la machine humaine, et aussi de constater combien le psychisme dépend du physique. Il tire de cette expérience un premier livre, l'Histoire naturelle de l'âme (1745), premier traité méthodique de matérialisme intégral, qui provoque un scandale à la fois chez les médecins et chez les ecclésiastiques, au point qu'il doit s'exiler à Leyde, où il publie son livre manifeste, L'Homme machine (1747). Désormais, il est l'homme à abattre, l'infréquentable, même pour les philosophes : Voltaire le traite de « fou», de « criminel», Diderot d'« auteur sans jugement, ... qui semble s'occuper à tranquilliser le scélérat dans le crime, le corrompu dans ses vices», d'Holbach de « vrai frénétique». Et La Mettrie d'en rajouter. Véritable provocation ambulante, il se présence comme « Monsieur Machine », et fait de la surenchère dans les titres de ses ouvrages : L'Homme plante (1748), Les Animaux plus que machines (1750), L'Art de jouir (1751). Il dame haut et fort son athéisme matérialiste : « Écrire en philosophie, c'est enseigner le matérialisme ! Eh bien ! Quel mal ! Si ce matérialisme est fondé, s'il est l'évident résultat de toutes les observations et expériences des plus grands philosophes et médecins. » Devenu indésirable en Hollande, il trouve refuge à Berlin, où Frédéric II lui accorde sa protection et même son amitié, au grand scandale de Voltaire. À sa mort, attribuée à une indigestion, en 1751, le roi philosophe lui rend hommage en composant lui-même son Éloge.

Le matérialisme de La Mettrie, cohérent et intégral, repose sur une assertion tirée de l'étude expérimentale et médicale de l'homme : « Le corps humain est une machine qui monte elle-même ses ressorts», mais une machine d'une extraordinaire complexité, capable de produire vie, sentiment, pensée. Ce que nous appelons l'âme est le résultat d'une combinaison complexe de la matière, et les cartésiens se sont lourdement trompés : Ils ont admis deux substances distinctes de l'homme, comme s'ils les avaient vues et bien comptées. » La longue démonstration de La Mettrie le conduit au contraire à cette affirmation définitive: « Concluons donc hardiment que l'homme est une machine, et qu'il n'y a dans tout l'univers qu'une seule substance diversement modifiée. » « Toutes les facultés de l'âme dépendent tellement de la propre organisation du cerveau et de tout le corps, qu'elles ne sont visiblement que cette organisation même ... L'âme n'est donc qu'un vain terme, dont un bon esprit ne doit se servir que pour nommer la partie qui pense en nous.»

 

 

Pour « Monsieur Machine », pas de Dieu. Il ne cherche d'ailleurs même pas à en prouver l'inexistence : les spéculations métaphysiques sont vaines, la connaissance des causes ultimes est hors de notre portée, et pour tout dire, cela est indifférent : « Il nous est absolument impossible de remonter à l'origine des choses. Il est égal d'ailleurs pour notre repos que la matière soit éternelle ou qu'elle ait été créée, qu'il y ait un Dieu ou qu'il n'y en ait pas. Quelle folie de tant se tourmenter pour ce qu'il est impossible de connaître, et ce qui ne nous rendrait pas plus heureux, quand nous en viendrions à bout ! » Ceux qui croient prouver l'existence d'un Dieu par les merveilles de la nature ne font que produire « un verbiage plus propre à fortifier qu'à saper les fondements de l'athéisme». Le monde est si beau et si merveilleusement complexe, disent-ils, qu'il ne peut être l' œuvre du hasard, Mais « détruire le hasard, ce n'est pas prouver l'existence d'un être Suprême, puisqu'il peut y avoir autre chose, qui ne serait ni hasard, ni Dieu : je veux dire la Nature, dont l'étude par conséquent ne peut faire que des incrédules ; comme le prouve la façon de penser de tous ses plus heureux scrutateurs ».

Un matérialisme moral ?

L'une des conséquences de l'homme comme machine est le déterminisme. « Certaines lois physiques posées», tout ce qui est devait être, et tout ce que nous faisons, disons et pensons, nous ne pouvions pas ne pas le faire, le dire, le penser. L'homme n'aime pas qu'on lui dise cette vérité; il veut se croire libre et fait semblant de l'être. Ce n'est qu'une illusion. Les conséquences morales de ce fait sont capitales. Bien loin de détruire la vertu et l'amour des autres, la conception de l'homme machine nous rapproche de nos semblables, qui ne peuvent être accusés de méchanceté. Savoir que nous sommes une machine rabaisse notre vanité, nous aide à mieux comprendre les autres: « Savez-vous pourquoi je fais encore quelque cas des hommes ? C'est que je les crois sérieusement des machines. Dans l'hypothèse contraire, j'en connais peu dont la société fût estimable. Le matérialisme est l'antidote de la misanthropie. » La morale de l'homme machine se fonde sur la nature, et n'a qu'un but: assurer le bonheur de l'individu, alors que la morale sociale issue de la religion ne fait qu'exprimer l'intérêt des gouvernant et ne vise qu'à maintenir l'ordre. La vraie morale est celle de la nature, et la nature nous pousse à rechercher le bonheur dans la satisfaction de nos besoins. Aimer la vie, jouir de la vie: voilà l'idéal hédoniste que propose La Mettrie.

Évidemment, il ne peut s'empêcher de le dire d'une façon provocatrice: conduisez vous comme des porcs, et vous serez heureux,écrit-il : Que la pollution et la jouissance, lubriques rivales, se succèdent tour à tour, et te faisant nuit et jour fondre de volupté, rendent ton âme, s'il se peut, aussi, gluante et lascive que ton corps. Enfin, puisque tu n'as point d'autres ressources, tires en parti: bois, mange, dors, rêve, et si tu penses quelquefois, que ce soit entre deux vins et toujours ou au plaisir du moment présent ou au désir ménagé pour l'heure suivante. Ou si non content d'exceller dans le grand art des voluptés, la crapule et la débauche n'ont rien de trop fort pour toi, si l'ordure et l'infamie sont ton partage, vautre-toi comme font les porcs, et tu seras heureux à leur manière. »

 

 

Et comme si cela ne suffisait pas : « Qu'on ne dise point que j'invite au crime, car je n'invite qu'au repos dans le crime», ajoute-t-il. En réalité, il n'a rien d'un débauché. Mort ou non d'indigestion, il soutient que « la volupté est peut-être aussi différente de la débauche que la vertu l'est du crime», et que « le sentiment du plaisir épuré par la délicatesse de la vertu, loin d'exclure la volupté, ne fait que l'augmenter ». Son Art de jouir n'a rien de crapuleux. Il n'est que le constat de notre nature, qu'il nous faut reconnaître avec honnêteté et lucidité .« Nos organes sont susceptibles d'un sentiment ou d'une modification qui nous plaît et nous fait aimer la vie. Si l'impression est courte, c'est le plaisir; plus longue, c'est la volupté ; permanente, on a le bonheur : c'est toujours la même sensation, qui ne diffère que par la durée et la variété.» Nous ne pouvons pas ne pas rechercher le plaisir: toute notre machine s'est édifiée dans ce but. Et de toute façon notre conduite morale dépend exclusivement du fonctionnement de nos organes.

« Lorsque je fais le bien et le mal, que, vertueux le matin, je suis vicieux le soir, c'est mon sang qui en est la cause ».

Extrait du "Dictionnaire des athées, agnostiques, sceptiques et autres  mécréants" par Georges Minois, Editions Albin Michel 2012

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