RIEN NE CHANGERA TANT QU'ON N'AURA PAS CHANGÉ LE MODÈLE ÉCONOMIQUE

Force tranquille toujours aussi déterminée, Ken Loach s'attaque à la tyrannie inhumaine des Jobs Centers, vitupère les conservateurs qui l'ont organisée … et cite Lénine pour l'analyser. Ouf, les honneurs ne l'ont pas changé !

Par Vincent Raymond


Comment ce nouveau film est-il né ?

Ken Leach: Quand Paul Lavezty, le scénariste, et moi, avons commencé à échanger les histoires que nous entendions autour de nous, lui en Écosse et moi en Angleterre - entre deux réflexions sur les scores de foot. Des histoires de personnes piégées dans cette bureaucratie d'État, et qui deviennent de plus en plus extrêmes. Je pourrais vous donner des tonnes d'exemples, comme cet homme qui avait téléphoné au Job Center - le Pôle Emploi britannique - pour prévenir qu'il ne pourrait pas honorer un rendez-vous car il assistait aux funérailles de son père. Il est allé à l'enterrement ... et on lui a arrêté ses allocations !

Durant nos recherches, on a traversé le pays, et on en a entendu plein d'autres identiques. Alors on s'est dit qu'on devrait en raconter une, pour essayer de faire comprendre aux gens ce qu'ils endurent. Paul a écrit les deux personnages principaux de Dan et Katie et voilà, c'était parti.

Pourquoi l'avoir situé à Newcastle ?

C'était une ville que l'on n'avait pas encore filmée, elle est la plus au nord de toutes les grandes villes britanniques. L'industrie minière et la construction de bateaux l'ont façonnée. Elle a également une longue histoire de militantisme. Mais elle est très pauvre aujourd'hui, même si le centre-ville donne toutes les .apparences de la richesse. Et les gens parlent un dialecte génial, très riche, qui se prête bien à la comédie.

Avez-vous rencontré des employés des Job Center pour évoquer avec eux la difficulté de leur travail ?

Oui, beaucoup, par l’intermédiaire des syndicats. Ils nous ont confirmé qu'ils avaient des objectifs de nombre de gens à sanctionner. S'ils n'en sanctionnent pas assez chaque semaine, eux-mêmes sent reversés dans un programme de perfectionnement personnel – une démonstration kafkaïenne et orwellienne

Et même si tous les demandeurs d 'emploi s'acquittent de leurs missions, les employés doivent quand-même en sélectionner certains pour les sanctionner ! Dans les séquences tournées dans le Job Cerner, à l'exception des deux comédiennes principales, tous les autres travaillaient réellement dans le lieu. Entre les prises, ils nous confiaient que le système était tellement cruel pour eux qu'ils avaient décidé de partir.

D'après vous, à quel moment leur mission a-t-elle été dévoyée ?

Les gens qui travaillent dans les agences pourraient répondre mieux que moi, mais c'est venu petit à petit. Après guerre, on avait en Angleterre l'État providence. Cela fonctionnait. Mais depuis quarante ans, la décision a été constante de le détruire, sous la direction de Margaret Thatcher, et dans l'intérêt de grandes entreprises. Ça a continué lorsque les conservateurs sont revenus au pouvoir, en 2010. Iain Duncan Smith a été le ministre responsable- on parte de lui dans le film comme « le salaud chauve » - Mais on n'a rien contre les chauves : Paul Laverty lui-même n'a pas de cheveux, ne dites pas que je vous l'ai dit (rires) !

Le modèle britannique reste un module néo-libéral, ça ne changera pas. Et tant qu'on aura un gouvernement de droite, beaucoup d' industries brianniques se déplaceront pour conserver leur marché d'Europe continentale. Les politiques britanniques vont vouloir attirer un grand nombre d'investissements de l’étranger. de façon à remplacer ceux qui partent. Et le seul moyen pour attirer des industries, c'est avoir: une main d'œuvre bon marché. Donc une fois de plus, baisser la valeur du travail. Quelqu'un a dit « la classe dirigeante peut survivre à toutes les crises tant que la classe laborieuse encaisse» Vous savez qui ? Lénine. Mais chuutttt! « il est défendu maintenant» [en français dans le texte]

Le personnage de Katie a des échos dickensiens...

Inévitablement, les gens qui sont dans le besoin se ressemblent de siècle en siècle. Il est certain qu'une mère célibataire avec des enfants, c'est toujours une figure que la droite aime détester, car selon ses critères, elle a tort sur tout, elle est immorale : pourquoi elle n'a pas de mec ? qu'est-ce qu'elle a fait pour enarriver là·?

Vous montrez que si l'État fait défaut, la solidarité et l'entraide sont toujours présents.

Mais je suis certain que ça doit exister dans tous les pays. "C'est notre nature d'être de bons voisins. S'il vous manque du lait; vous allez venir taper à ma porte et je vais vous aider. Si l’état représentai tla bonté et le meilleur plutôt que les intérêts d'une seule classe, ça serait bien …

Quel avenir imaginez-vous pour vos personnages sans George Osborne (ex chancelier de l'Échiquier), sans David Cameron (ex Premier. ministre), sans l'Europe?

Ce serait possible de faire des ajustement mineurs, mais le 'problème vient du capitalisme et de l'état dans lequel il est arrivé. Les grandes sociétés, les corporations, .sont présentes dans tous les espaces, à tous les stades de notre existence. Leur logique, c'est de grandir, de prendre davantage d'espace. Elles ne trouvent jamais de point d'équilibre : où est le prochain marché, quelle est l'économie que l'on peut faire sur le travail, la main d’œuvre ? Où peut-on trouver les matières premières les moins chères ?

Si il faut délocaliser en Indonésie, on y délocalise : et ensuite, si l'on trouve moins cher ailleurs ? Si elles ne font pas ça, une autre société encore plus impitoyable ravira leur part de marché ... Tout cela est la conséquence inévitable du système économique. En occident, il leur faut des consommateurs, pas des travailleurs. Cette contradiction permanente est incarnée par l'Union européenne elle-même, qui oblige et encourage la privatisation - c'est écrit dans sa charte. Donc, rien ne peut changer en substance ... tant qu'on n'aura pas changé le modèle économique.