49 - PREMIERE VISITE À BLEURVILLE

 

SOMMAIRE

Village sans attrait où les Varlot sont venus finir leurs jours - Accueil de Mme Varlot - Charme de son logis - Pourquoi son ménage s'est fixé ici - Le capitaine Varlot, ses goûts, ses origines, sa carrière - Des souvenirs de la Pille, bouteilles et pots à confiture anciens - Marque de la verrerie de la Pille au XVIII° siècle - Plan du domaine en 1768 - Parchemin armorié, descendances d'Alexis de Charmoilles, et de ses deux femmes, Nicole de Hennezel et Gyone de Vy - Mme Varlot s'offre à m'aider à retrouver trace des Hennezel d'Angleterre - Darney - Visite à Mme Messin - Ses souvenirs de la Bataille - Plan ancien du domaine, chandelier en verre moulé, petit autel en verre filé.

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Bleurville... un gros village, aplati dans le creux d'un vallon dénudé et sans charme. Ses maisons, collées les unes aux autres, s'agrippent aux rayons d'une étoile, formée par la rencontre de quatre routes. Ses rues sont boueuses et sales, des troupeaux de vaches, des familles entières de cochons s'y promènent librement, nous sommes en pays d'élevage, on piétine dans la crotte et le purin. Les gens semblent plus préoccupés de leurs bêtes que de leur personne, façades de logis lépreuses, aucun souci d'esthétique. Ces intérieurs doivent manquer du plus élémentaire confort.

Comment les Varlot ont-ils pu se décider à planter leur tente dans ce bourg banal... Ils y ont acheté récemment une maison. Ont-ils voulu couler paisiblement la fin de leur vie dans le calme des prairies et des champs, qui gondolent l'horizon vers Monthureux et Darney... ont-il été attirés par le voisinage de la forêt de Belleperche... elle couronne Bleurville au nord. Nous serons fixés plus tard. Aujourd'hui, j'arrive avec l'espoir de glaner des notes sur le passé de la Pille. Mme Magagnosc ne m'a t-elle pas dit que sa soeur possédait des papiers de la famille.

Nous arrêtons la voiture devant un portail en bois ajouré qu'encadrent deux piliers de pierre, surmontés de boulets. Derrière, une cour pavée, frangée de plates-bandes. Au fond, la façade d'une maison à un étage d'allure ancienne est parée de glycine. La porte d'entrée voisine avec une porte de grange, coutume des logis de ce pays. En retour d'équerre, de chaque coté de la cour, deux petits bâtiments de dépendances bordes d'espaliers, cadre paisible d'une retraite campagnarde.

Au bruit de l'auto, une dame parait sur le petit perron de la maison. C'est certainement la maîtresse du logis. Nous nous présentons, ma fille et moi, Mme Varlot s'attendait un peu à notre visite, son accueil est fort aimable. Elle me rappelle l'exemplaire de la généalogie imprimée que je leur avais offert en 1902. Elle sait l'immense travail de recherches que j'ai entrepris pour ressusciter le passé de la famille. Elle est sensible à mon désir de renouer des liens entre tous les Hennezel.

Mme Varlot semble avoir une soixantaine d'années. Je ne lui trouve aucune ressemblance avec sa soeur cadette, elle est plus grande, plus forte. Elle est aussi plus « causante » que Mme Magagnosc, un peu timide

- « Je serai enchantée, monsieur, me dit-elle, de mettre à votre disposition les documents et souvenirs que je possède ».

La pièce où nous entrons est dallée. Les murs sont ouverts de lambris de chêne foncé de l'époque Louis XV. Une haute cheminée de pierre voisine avec une grande horloge. Au fond apparaît l'escalier qui monte à l'étage. dans les angles des placards, un évier de pierre devant la fenêtre. C'est la fameuse « sale », chère à nos pères on la retrouve dans toutes les maisons campagnardes antérieures à la révolution, le centre familial par excellence. On y cuisinait, maîtres et serviteurs y prenaient leurs repas..

C'est la pièce qui groupe, pour les veillées d'hiver, les hôtes du logis et les voisins venus frapper à la porte, quand la neige et la bise sont maîtresses dehors. Voici l'aire autour duquel tout le monde s'assied. Les flammes dansantes éclairent la salle, allumant d'un reflet d'or les cuivres pendus aux murs et font chanter le jet de vapeur dans le chaudron. Dans ces heures la, on commente à mi-voix les événements du jour, température, naissances, ventes d'animaux, incident de chasse, méfaits de renards ou de fouines, passage d'animaux migrateurs. Ou bien en regardant les chiens mouillés se sécher devant le feu, les yeux mi-clos, chacun se tait et l'on pense... les ombres familières se détachent des lambris et des meubles et se mêlent à la douceur de la veillée. On écoute battre son sang sous le choc obstiné du coeur. Les vieux somnolent, ils dormiraient volontiers là.

Mme Varlot nous fait asseoir dans la pièce voisine, la salle à manger au cadre de boiseries gris clair dans lesquelles sont encastrées placards d'angle et portes. De naïfs trumeaux les égayent, l'un au-dessus de la glace de la cheminée, l'autre surmontant la porte d'entrée.

Ces peintures représentent des paysages italiens et des ruines, lointaines réminiscences d'Hubert Robert. Nous sommes dans un amusant décor du temps du bien aimé.

J'en fais compliment à la maîtresse du logis.

- « Oui, me dit-elle, la maison est ancienne. Elle a du cachet. Elle est pratique. Nous nous y plaisons. Nous l'avons achetée en quittant Godoncourt. Nous aimons beaucoup la campagne et la chasse, mon mari et moi. Bleurville nous a tentés parce qu'on est à deux pas de la forêt accidentée et pittoresque. Les belles promenades ne manquent pas.

D'ailleurs, nous connaissions depuis long,temps cette maison. Elle appartenait à un cousin éloigné, M. Gueniot, fils d'une demoiselle d'Hennezel. Cette vieille demeure venait de sa femme, une demoiselle Thomas, dont la famille habitait Bleurville, bien avant la révolution. Sous la terreur, notre maison servit de refuge à un prêtre réfractaire qui disait la messe dans la cave. Nous avons ici de curieuses cachettes que je vous montrerai. On dit que c'est ce prêtre, artiste a ses heures, qui peignit les trumeaux.

L'arrivée de M. Varlot interrompit sa femme. Elle nous présente. Lui est grand et mince. Il se tient très droit. Je lui donne une quinzaine d'années de plus, il porte soixante douze ou soixante treize ans. Son visage est hautement coloré et bruni par le grand air. On voit qu'il vit dehors. Ses traits sont ceux d'un homme qui souffre. Il semble avoir de l'asthme. Il a séjourné longtemps en Afrique du nord. On le voit parcourant solitaire les champs et les bois. Cette solitude est une pierre de touche, parfois elle aigrit ceux qui ne peuvent la supporter, parfois elle grandit l'âme, elle élève l'esprit et développe le sens de la méditation que fuient les hommes de notre temps fiévreux.

Par atavisme Varlot doit aimer la campagne. Il est fils d'un instituteur qui abandonna de bonne heure l'enseignement pour devenir cultivateur, dans la Woevre, au pied des hauts de Meuse. Comme les maîtres d'école de ce temps là, M. Varlot pratiquait les vertus génératrices du vrai patriotisme, vertus bafouées aujourd'hui par les primaires, sens du devoir et droiture de caractère, respect de l'autorité et amour du sol natal, dévouement. Il fut longtemps maire de sa commune.

Son fils fut élevé dans ces sentiments. De bonne heure, Henri Varlot avait la vocation militaire. A dix huit ans, il s'engagea. Il devait gagner ses galons par le rang. Il fut admis à Saint Maixent. A sa sortie de l'école, on l'affecta à Dijon, comme sous-lieutenant de chasseurs à pied. C'est a cette époque qu'il épousa Mademoiselle Jeanne d'Hennezel de Francogney (1890). Le ménage tint garnison à Remiremont, au 5 B.C.P., puis à Tunis, au 4 'zouaves lorsqu'il reçut son troisième galon. Il passa ensuite à rennes au 41 d'infanterie. Après vingt cinq ans de service, le capitaine Varlot donna sa démission pour succéder à son beau-père, à la tête de la papeterie de Godoncourt. Pendant la guerre de 1914, il arrêta son usine. Par patriotisme, il reprit du service. Il fit la campagne au 152 R.I., tandis que ses deux fils se battaient comme officiers.

Le capitaine Varlot est une belle figure de soldat, à tout point de vue. Il est de ces hommes qui ont fait la valeur des cadres de notre armée. Par contre, il n'était pas préparé pour être industriel. Le commerçant de Godoncourt, avec lequel nous avons causé, nous l'a fait comprendre, tout en rendant hommage au dévouement et au caractère du gendre de M. d'Hennezel. Les habitants du village apprécièrent ses qualités. Ils lui confièrent longtemps l'administration de leur commune, après le décès de son beau-père. La croix de la légion d'honneur , la rosette d'officier d'académie, celle du Nicham et le mérite agricole attestent les services militaires et civils de l'époux de mademoiselle d'Hennezel. Je me remémore cette carrière, en causant avec le vieil officier. Je m'explique son allure réservée et un peu froide.

L'entrée de M. Varlot dans la salle à manger avait coupé notre conversation. Il s'empresse de rendre la parole à sa femme. Celle-ci semble au contraire expansive. Elle est heureuse de faire connaissance avec de lointains membres de la famille.

Tandis qui je parle avec son mari, elle est allée dans une pièce voisine. Elle en revient les mains pleines, la figure épanouie.

- « Je sais, monsieur, que vous vous intéressez beaucoup à la Pille. Permettez-moi de vous offrir des souvenirs de l'ancienne verrerie, de très vieilles bouteilles et des pots à confiture. Ils ont été fabriqués là-bas, certainement avant la révolution ».

Ces bouteilles ressemblent à celles découvertes au Morillon, même teinte bleutée, même col effilé, même goulot tortillé naïvement. Les pots a confiture sont vraiment drôles, leur forme cylindrique et leur bord plat et large, les font ressembler à de petits chapeaux hauts de forme renversés. Ils sont en verre plus clair que les bouteilles et leur teinte tire sur le jaune fumé. Que de générations de dames de la Pille ont serré, chaque année dans leurs placards, ces pots remplis de confitures des fruits de leur jardin.

- « Voila, dis-je, de vraies reliques de la fabrication rustique des derniers gentilshommes verriers de la forêt de Darney. Ceux-ci travaillaient en amateurs préoccupés seulement de faire oeuvre pratique. Si ces objets ont été fabriqués à la Pille, ils ont bien deux cents ans, la verrerie ne fonctionnait plus au milieu ou règne de Louis XV ».

Ménageant mes surprises, Mme Varlot me tend un autre objet, un éclat de verre assez épais sur lequel se détache une sorte se sceau rond très en relief.

- « Et cela, monsieur, c'est un souvenir de la Pille encore plus précieux, la marque de la verrerie, on la frappait sur certaines bouteilles ».

On dirait bien un sceau, un écusson arrondi porte une épaisse croix de Lorraine. Une couronne de comte, naïvement dessinée, surmonte le blason fantaisiste. Les pointes et ses perles sont effilées et grêles. L'écu est accosté de deux grosses fleurs de lys de style XVIII. Au-dessous, deux fanions posés en sautoir.

A la vue de ce curieux éclat, je ne puis cacher mon étonnement. Je ne connais pas d'autre marque de ce genre. Sans doute la frappait-on à la naissance du col de la bouteille comme la marque de l'eau de Contrexéville, sur la bouteille rapportée de la Neuve-Verrerie. Je demande à la descendante des maîtres verriers la permission de faire mouler ce sceau, il sera plus facile à photographier et à reproduire. Sans hésiter, Mme Varlot me confie la relique, puis elle se lève et tire d'un placard d'autres curiosités.

- « Ce sont des documents, me dit-elle. D'abord un ancien plan de la Pille. Il n'est jamais sorti de la famille. Ensuite un très ancien parchemin rempli d'écussons peint . Il vient de la papeterie de Godoncourt. Un ouvrier de l'usine le découvrit un jour par hasard, dans un tas de vieux papiers destinés au pilon. Vous arriverez probablement à expliquer ce qu'il représente, nous n'en avons jamais rien su. On y voit nos armes peintes plusieurs fois. Je serais bien embarrassée de vous en dire plus ».

Le plan est intitulé « carte topographique de l'ascensement de l'ancienne verrerie de la Pille ». Il est l'oeuvre du géomètre de Mirecourt, Claude Aubry, qui l'a daté et signée en 1765 (17 septembre). Je connais des plans de ce genre, ils ont été dressés pour accompagner les procès verbaux de bornage, ordonnés par le roi Stanislas.

La feuille est divisée en deux parties, d'un coté la carte topographique en couleur, sorte de vue à vol d'oiseau du domaine,avec mille détails amusants. Sur l'autre, un grand cartouche de rocaille rococo, contenant l'échelle, est dessiné à la plume et colorié. Au-dessus, un texte calligraphié explique que cette carte représente les cent quatre vingt dix arpents ascensés.

Sur ce plan, le domaine est piriforme. Sa pointe repose sur les « beaux prés » écrins de la Saône. La sont figurés le manoir et sa tour, la halle de la verrerie, les bâtiments de dépendances, les carrés de légumes du potager. Au sommet de cette poire renversée, se voient, ceintures de bois, les étangs et leurs barrages, au milieu de la carte, les sillons des terres labourables que traversent deux chemin se croisant au centre.

Depuis trois siècles et demi que les propriétaires de la Pille le détiennent ce plan est devenu fragile, le papier craque à l'endroit des plis, il faut le manier avec respect. Je songe aux mains, immobiles dans la terre du cimetière de Vioménil, qui l'ont patiné de leurs doigts curieux, tandis que leurs yeux, maintenant éteints, s'attardaient sur l'image du bien familial. Oui, c'est bien un sentiment de vénération que fait naître le contact de ce dessin charmant... Mme Varlot va au devant de mon désir, elle me propose d'emporter le papier pour le faire photographier.

Le second document est plus vénérable encore, il est âgé de quatre cents soixante ans. C'est un grand carré de parchemin enluminé à la main. Il représente deux arbres chargés d'écussons... il s'agit des ascendances paternelles et maternelles d'un gentilhomme comtois, Alexis de Charmoille, Sgr de Mélincourt et de ses deux femmes, Nicole de Hennezel et Gyone de Vy...

Mme Varlot me le confie pour l'étudier à loisir.

Mme Varlot poursuit.

- « Vous savez certainement monsieur, qu'il y a une branche de Hennezel en Angleterre. Mon fils aîné a épousé une demoiselle Bancillon, fille d'un industriel parisien qui est protestant. Le père de ma belle-fille connaît le pasteur de l'oratoire du Louvre. Celui-ci s'est beaucoup occupé de l'histoire des Hennezel anglais, il voudrait découvrir leur point d'attache avec les Hennezel français actuels. Cette question intéresse aussi mon second fils, Georges. Il est actuellement ingénieur-directeur aux « papeteries de France »- près de Grenoble.

La proposition de Mme Varlot me séduit.

- « Il y a bien des années madame, que je cherche en vain à découvrir la trace des descendants des Hennezel, émigrés en Angleterre au XVI° siècle. L'un d'eux a publié il y a environ cinquante ans une généalogie de sa famille. L'orthographe du nom de ces lointains parents a été déformée, elle est maintenant anglicisée. Ils écrivent Henzell et Hensey, suivant les branches car ils sont nombreux. Lorsque j'ai fait imprimer mon travail sur la famille en 1902, je connaissais l'existence de cet ouvrage mais n'avais pu arriver à me le procurer. Depuis j'ai eu la chance d'en découvrir un exemplaire. Je cherche maintenant à prendre contact avec ces Hennezel. Eux aussi possèdent de curieux documents et souvenirs de famille. Ils ont même des portraits du XVIII° siècle. Veuillez me permette de noter ces adresses, je les mettrai à profit dés mon retour chez moi ».

Mme Varlot me propose de revenir a Bleurville pour me remettre tous les documents.

Nous reviendrons vendredi soir.

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