59 - TROISIEME VISITE A HENNEZEL

 

 

SOMMAIRE

 

L'adjoint, M. Chaufournier nous guide - Plan du village en 1776 - L'emplacement de la verrerie - L'étang des Aubertins - Pourquoi je puis penser « en arrière » - L'ancienne propriété des Finance - Pierre de fondation de 1764 au nom de Nicolas François d'Hennezel de Francogney et d'Élisabeth Bigot - Vie de ces époux et de leur postérité - L'instituteur Dalbanne possède leur maison - Pierre de fondation au nom de leur fils, garde du corps de louis XVI -Dévouement de ce gentilhomme à Versailles, en octobre 1789 - Sa vie, son mariage, sa postérité - Visite de la maison où est mort Christophe, le dernier Hennezel habitant la commune où il fut maire - Ses aventures pendant la révolution. Attitude de ses compatriotes à son égard -Maison construite par un Massey en 1759 - Ruines de la demeure d'un Bonnay. Ce quartier du village, nid primitif de la famille – L'église, son clocher, ses cloches - L'ancien cimetière et l'oubli des morts - La maison ou dernier Massey habitant Hennezel devenue mairie école - L'ancienne mairie école - Le presbytère - Son sort pendant la révolution et depuis - Chronologie des Hennezel ayant habité le village depuis sa fondation.

Mes deux premiers voyages à Hennezel ont été trop rapides, je n'ai pu explorer le village. Et puis, je ne savais à qui m'adresser pour être guide. Je reviens aujourd'hui en compagnie du capitaine de Massey, il connaît le pays et nous sommes documentés par le commandant Klipffel.

Mon dossier contient un plan ancien qui va m'être précieux. Je l'ai découvert à Nancy, dans les archives.

A la fin de son règne, louis XV avait autorisé le défrichement d'une lisière de la forêt, du coté de Clairey et de Thiétry, pour agrandir le village. Ce terrain devait être divisé en une vingtaine de parcelles, destinées à servir de jardins à des maisons de sabotiers, ou de champs pour d'autres habitants (arrêt du conseil ou roi tenu a Versailles, le 31 mars 1172).

Quatre ans plus tard, le géomètre Aubry, de Darney, avait terminé le lotissement, il dressait une carte topographique de l'ensemble du village (20 avril 1176). J'ai fait photographier et colorier ce plan. Il est précis et pittoresque. Il donne l'impression d'une vue à vol d'oiseau. On y voit l'église, l'école, la halle de la verrerie, le presbytère, les demeures des gentilshommes et leurs jardins, la place, la fontaine publique, un étang à gauche de la route de Darney. Les terres labourables de la verrerie d'Hennezel, c'est à dire le sol défriché depuis des siècles, entourent cette route à l'est et à l'ouest.

Le commandant Klipffel nous a indiqué où se trouvait jadis la halle du four a verre.

« A gauche en entrant dans le village, un peu après la bifurcation du chemin vers Clairey. Mais il n'en reste pas trace. D'ailleurs, je vous conseille de vous adresser à l'adjoint M. chaufournier. Il vous guidera volontiers, j'en suis sur. Le maire est M. Didot, le directeur de la verrerie. Il habite Clairey ».

Nous laissons l'auto sur la place, à coté du monument aux morts où demeure l'adjoint, M. Chaufournier Saturnin, c'est le boulanger du village... justement nous sommes passés devant la maison en venant de Thietry.

L'homme est surpris et heureux, tout à la fois, de recevoir des visiteurs dont les noms lui sont familiers. Il s'empresse de nous dire ses attaches anciennes avec la commune, il descendrait de la famille qui a fondé les forges de la hutte, en 1606...

Maurice de Massey me lance un regard incrédule, les forges de la hutte ne remontent qu'au temps de la régence. Ses fondateurs se nommaient Paillard et Garneret... n'enlevons pas au brave adjoint ses illusions. Mon ami remarque.

- « Sous Louis Philippe, il y avait des Chaufournier acirons à la Hutte. L'un d'eux épousa une demoiselle de Finance, de Vioménil ».

Je sors le plan de 1776 et le montre à M. Chaufournier. Il ignorait l'existence de ce vieux document, il le regarde avec curiosité.

« C'est bien cela, dit-il, la partie du village comprise au sud et à l'ouest des routes de Clairey et de Thiétry forme le nouveau Hennezel, c'est à dire, les terres défrichées à cette époque. Auparavant, la forêt venait jusqu'à ma maison. Le vieux Hennezel se trouve autour de l'église et de chaque coté de la route de Darney. La halle de la dernière verrerie qui ait fonctionné était bien à l'endroit indiqué sur votre plan. Le petit bâtiment bas, percé de portes et de fenêtres régulières, que vous apercevez de l'autre coté de la rue, à hauteur de l'Église en dépendait. Ce bâtiment servait, parait-il, de logement aux ouvriers. Actuellement, il est habité par deux ménages. Le four à verre le plus ancien se trouvait, dit-on, à la sortie du village, au bord de la route allant à Gruey, là où il y a un bouquet de sapins. Non loin de la, et dans la direction de Clairefontaine, il y avait un étang. Il est assèché aujourd'hui. Mais il figure encore sur notre cadastre de 1828, sous le nom « d'étang des Aubertins ».

- « Les Aubertins, dis-je à Maurice de Massey, mais c'était le prénom de deux Hennezel, maîtres de la verrerie, il y a quatre cents ans. Aubertin I, frère de Jehan, le fondateur de Clairey dont nous avons évoqué la vie aventureuse et, Aubertin II qui fit souche en Angleterre. Nul doute que cet étang n'ait été créé par eux ».

M. Chaufournier s'étonne. Comment puis-je parler ainsi de personnages qui vivaient dans la nuit des temps, comme si je les avais connus... c'est en effet une étrange chose. Aucune barrière ne me sépare du passé. Je puis y retourner comme bon me semble et évoquer des gens depuis longtemps disparus, ma mémoire me le permet. « J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans » a dit un poète. J'ajouterai, parce qu'avec mes souvenirs se confondent ceux des morts dont j'ai fouillé l'existence et qui restent les compagnons de ma vie. Lorsque j'évoque un personnage, combien d'autres apparaissent, les ombres de tous ces morts s'enchevêtrent. Je puis "penser en arrière" avec eux. En outre, ce village, ces jardins, ces champs, cette ceinture de forêt, plus que tout autre, sont mon pays d'origine. Ils portent mon nom. Ils représentent ce qu'est une "maison" toute une lignée dévouée a la même oeuvre, une longue suite d'efforts transmis et continus, un élan qui s'est perpétué pendant des siècles. Ce paysage me parle à travers la vieille histoire... voila pourquoi je puis y ressusciter le passé que je connais.

La surprise du brave adjoint qui nous escorte est compréhensible. A la campagne, les traditions verbales que se transmettent les bonnes gens n'excèdent pas cent ou cent cinquante ans, tout au plus. Le paysan n'a guère d'archives. Il n a pas d'arbres généalogiques. S'il se rappelle ses arrière-grands-parents, ses souvenirs ne remontent pas plus loin que trois ou quatre générations. Quant aux déracinés, aux gens des villes, combien seraient embarrassés de dire seulement le nom de jeune fille de leurs grands-mères...

L'étang des Aubertins n'est pas visible sur le plan de 1776. Son emplacement est caché par un cartouche de notes explicatives qui occupe presque un quart du dessin. Mais Aubry en indique un autre à la sortie du village à l'ouest de la route vers Darney. Je demande à notre guide si cet étang existe toujours...

- « Oh, non monsieur, répond-il, je ne l'ai jamais connu. A son emplacement se trouve actuellement un pré qu'on appelle « la Grande Courtille ». D'ailleurs, la plupart des anciens étangs de la commune ont disparu. Ils n'étaient plus entretenus depuis longtemps, la végétation les a envahis. Ce sont maintenant des prés ou des bois ».

Arrivés au centre ou village, prés du monument aux morts, je regarde si les maisons qui nous entourent figurent sur le dessin d'Aubry.

- « Il serait intéressant, dis-je à Maurice de Massey, de voir s'il existe encore d'anciennes demeures de gentilshommes ».

M. Chaufournier s'empresse de répondre.

- « Les habitations des nobles se trouvaient surtout au nord de l'église, de chaque coté de la route nationale ».

Il pose son gros doigt de travailleur sur de petits rectangles rouges, accompagnés de jardins peints en vert, qui figurent en bas du plan de 1776.

- « Voila, dit-il, les maisons de nobles qui subsistent. Je vais vous montrer celle qui est en meilleur état. Elle a été construite par un Hennezel. Elle appartient actuellement à M. Dalbanne, ancien instituteur ».

Fort intrigué à la pensée que nous allons probablement nous trouver en présence de la dernière demeure construite dans ce village par un gentilhomme portant mon nom, je demande à l'adjoint,

- « Savez-vous comment s'appelait ce M. d'Hennezel ».

- « M. Dalbanne vous le dira. Il sait bien des choses. Il possède les titres de propriété de sa maison. Tout ce que je peux vous dire, c'est que ce M. d'Hennezel fut maire de la commune pendant longtemps ».

Mes hôtes et ma généalogie imprimée sous le bras, nous descendons la rue.

Avant d'arriver au bout du village, M. Chaufournier nous montre à gauche, en bordure de la route, un jardin abandonné. De vieux arbres d'agrément y poussent encore, entre autres, le cône d'un magnifique thuya qui lance sa pointe aiguë vers le ciel. Les murs de clôture ont disparu. Seuls restent les vestiges d'un portail ruiné qui semble dater de l'époque louis XV, deux gros piliers carrés, en grès parfaitement taillés et assemblés. Leur chapiteau est surmonté d'une pierre ovoïde, sculptée en forme de pomme de pin que je prends tout d abord pour un gland. De chaque coté de ces piliers, se déroulaient jadis d'énormes volutes de pierre. Celle de droite est encore en place, l'autre effondrée, gît dans les ronces et les orties.

- « D'après notre cadastre de 1828, dit l'adjoint, il y avait ici, autrefois une grande maison de maître, ce sont les restes de son jardin. La propriété était indivise entre un M. de Finance qui habitait Nancy et un M. du Houx, son beau frère, demeurant à Bains. J'ai toujours connu ce terrain dans l'état où nous le voyons. La propriété est donc à l'abandon depuis longtemps ».

Je fais un joli cliché du portail en ruines et du thuya qui l'avoisine, témoins de la vie de ces gentilshommes dont nous cherchons les ombres. Au fond, le clocher de l'église effile sa petite flèche dans le ciel.

Non loin de ce portail s'étale un long bâtiment agricole. Sa porte charretière, voûtée en plein cintre, ouvre sur la rue.

- « Cette grange, dit M. Chaufournier, faisait partie de la propriété de M. Dalbanne. Sa pierre de fondation est scellée contre le pignon. Elle nous indiquera par qui elle fut bâtie ».

La pierre est assez grosse, sa forme rectangulaire. Elle porte une inscription gravée en lettres majuscules encadrées d'un filet. Une partie du texte a malheureusement disparu. Je relève les mots lisibles avec leur naïve orthographe :

 

CETTE PIERE

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--- FRANCOIS DENZEL

EC --- ET D'ELISABET

------DE BIGOT - 1764

Maurice de Massey a vite fait de compléter ce texte, nous permettant d'identifier le ménage qui habitait ici.

- « Il s agit, me dit-il, de Nicolas François d'Hennezel de Francogney et de sa femme Élisabeth Françoise de Bigot. Ce fut probablement mademoiselle de Bigot qui apporta la propriété à son mari, car lui-même était originaire de la neuve verrerie ».

Je feuillette hâtivement mon livre et trouve le personnage.

- « Le Nicolas Joseph d'Hennezel dont nous lisons ici le nom, dis-je, était le fils aîné de Charles II, le fondateur de la branche de Francogney. Il avait trois frères, le doyen de Xertigny, dont nous avons évoqué le souvenir en visitant ce bourg, Charles IV l'ancêtre des Francogney de la Pille, fixés actuellement à Rouen, enfin Léopold, le seigneur de Gemmelaincourt qui échappa à la guillotine et fut l'auteur de la branche de ma belle-fille. Voila une découverte qui intéressera vivement mes cousins ».

Mes notes permettent de suivre l'existence du ménage.

Il se maria à Hennezel (7 avril 1761). Le jeune époux s'installa ici, chez les parents de sa femme, M. et Mme de Bigot de la Pille, pour seconder son beau ­père, l'un des derniers maîtres de la verrerie d'Hennezel. Malheureusement, il mourut prématurément à trente six ans. Son corps fut inhumé dans la chapelle seigneuriale de l'église d'Hennezel, il en avait été un des fondateurs (20 octobre 1772). Veuve à vingt neuf ans, Élisabeth de Bigot resta au foyer paternel. Elle était chargée d'enfants, elle en avait mis au monde six dans cette maison, quand M. de la Pille, son père en qualité de maître de la verrerie, demanda à la chambre des comptes de Lorraine la confirmation de ses droits sur le domaine, la jeune veuve signa la requête, comme tutrice et gardienne noble de ses enfants mi­neurs. Son fils aîné avait onze ans, le cadet seulement neuf (9 novembre 1776). Aussi resta-t-elle désemparée lorsque son père mourut deux ans plus tard (5 décembre 1778).

Elisabeth n'avait que trente six ans. Comment pourrait-elle assumer seule la gestion du domaine qui lui permettait d'élever ses enfants...

Depuis quelques années, elle songeait à se remarier. Un oncle de son mari, Léopold de Finance de Bisval, de huit ans plus âgé qu'elle, serait l'appui et le guide qui lui manquait.

Cet oncle habitait le Morillon. Son union avec une nièce pouvait amener des complications d'intérêts. Par ailleurs, ce mariage nécessitait des démarches à la cour de Rome pour obtenir des dispenses canoniques. M. de la Pille avait approuvé ce projet d'union. Le contrat était signé depuis trois ans lorsqu il mourut. Cependant, le mariage ne se faisait pas. Le décès de son père rendit plus compliqué encore, pour la jeune veuve, la gestion des biens indivis avec son unique frère non marié et de santé délicate...

Un an après la mort de M. de la Pille Élisabeth épousa son oncle. La cérémonie eut lieu dans l'église d'Hennezel et la jeune femme rejoignit la demeure de son époux au morillon (25 novembre 1779). Quelques semaines plu tard, son frère mourut à Hennezel dans cette maison où il partageait l'existence de sa mère (2 mars 1780).

Mme de la Pille resta seule sur ce petit domaine qui lui venait de ses parents (elle était née Marguerite d'Hennezel d'Anizy). Bien qu'elle ait dépassé la soixantaine, elle gardait son activité, aussi assura-t-elle seule, jusqu'à son décès, la gestion des biens de Hennezel (11 mai 1186).

De son mariage avec Léopold de Finance, Élisabeth de Bigot avait eu quatre enfants, nés au Morillon. Sa mère morte, elle revint habiter à Hennezel, la maison construite par son premier mari. Elle y donna le jour à un cinquième enfant de son second lit. C'était un fils, il mourut en bas age. Ses frères et soeurs furent élevés à Hennezel. Ils avaient une certaine fortune. J'ignore quelle fut leur destinée.

- « Leur postérité est encore représentée, dit Maurice de Massey. L'aîné des fils, Léopold fut propriétaire du château de Lichecourt et maire de Relanges. La fille unique de ce Léopold fut Mme de Fleury, grand-mère de mon cousin le capitaine de Bigot dont je vous ferai faire la connaissance. Le cadet épousa une demoiselle de Randrade de Thuillieres. Ce ménage habitait Nancy. C'est lui qui devait posséder la maison et le jardin abandonné que nous venons de voir. Il n'eut qu'un fils Charles Antoine de Finance, né à Malzeville près de Nancy et qui resta célibataire. Ce gentilhomme vint finir ses jours à Hennezel, il mourut l'année même de ma naissance.

Ces détails sont fixés dans ma mémoire, car ce vieux garçon avait la même passion que nous pour les recherches généalogiques. Il a laissé, sur nos familles, des notes que j'ai consultées. Il s'est éteint fort âgé. Je ne sais pas où il habitait ».

- « Beaucoup de monde ici, dit M. Chaufournier, se souvient de ce M. de Finance, il fut le dernier descendant des gentilshommes verriers habitant Hennezel. Lorsqu'il se retira dans la commune, la propriété de ses parents étant à l' abandon, il s'installa dans la maison que je vais vous montrer. Il louait le premier étage au prédécesseur de M. Dalbanne ».

Notre guide nous engage dans un étroit passage, entre l'ancienne propriété des Finance et le pignon du bâtiment construit par M. et Mme de Francogney. Cette courte ruelle débouche sur un carré de soleil, limité à l'est par une petite maison bourgeoise aux fenêtres garnies de persiennes.

Ce logis, avec sa façade éclatante de blancheur, est si bien tenu qu'on le croirait neuf. Il semble n'offrir aucun caractère. Cependant la porte d'entrée est ancienne, elle est encadrée de larges montants et d'un linteau cintré en grès mouluré, qu'ornent de naïves sculptures d'esprit Louis XV. Au-dessus, une console très en relief devait jadis supporter un trumeau. La porte en bois est à deux vantaux et surmontée d'une imposte à petits carreaux. La large dalle formant le seuil est accostée d'un banc de pierre, petit mais robuste. Les angles de la maison, formés de gros blocs de grès appareillés se découpent en sombre sur le blanc badigeon de la façade.

- « Voila, dit l'adjoint, la maison du noble dont je vous parlais. Son propriétaire l'habite depuis une quarantaine d'années. Il y a fait beaucoup de transformations et l'entretient parfaitement. Il sera heureux de vous en faire les honneurs. Il vous dira ce qu'il sait de ses prédécesseurs ».

Au bruit de nos voix, un homme âgé ouvre la porte.

- « M. Dalbanne, dit M. Chaufournier, je me suis permis de vous amener des visiteurs, Mm. d'Hennezel et de Massey. Ils sont curieux de connaître votre maison, parce qu'elle a jadis appartenu à des membres de leur famille ».

M. Dalbanne est un vieillard encore vert. Sa figure de vieux maître d'école exprime une somme d'expérience et de sagesse, de patience et de labeur. Il semble satisfait et flatté de cette visite inattendue. Il a l attitude polie et l'accueil déférent des instituteurs que j'ai connus enfant. Il me rappelle celui de Vorges qui m'apprit à lire... M. Dalbanne appelle sa femme et répond avec empressement à mes questions.

- « Puisque vous êtes un M. d'Hennezel, dit-il, vous serez intéressé de savoir quel est le membre de votre famille qui a bâti notre maison. Voulez-vous venir par ici ».

Il me conduit à l'angle nord-est de la façade, pour me montrer la pierre de fondation. C'est un bloc de grès enchâssé dans l'appareillage. Il est plus large que les autres. Suivant la coutume, cette pierre devait autrefois se trouver à droite de la porte d'entrée, un peu au-dessus du seuil. On l'a scellée ici lors d'un remaniement de la façade, peut-être le percement de la fenêtre proche de l'entrée.

 

CETTE PIERE

A ETE POSE PAR

JEAN FRANCOIS JACINTHE

DENZEE

1766

Ce long rectangle de pierre est encadré d'un filet gravé. Son extrême droite a été sciée. Ce qui subsiste est net. De naïfs emblèmes accompagnent l'inscription et attestent la double foi catholique et royaliste du ménage qui fit construire cette demeure. Au milieu de la pierre, le monogramme du christ surmonté d'un calvaire. Dans chaque angle, une grosse fleur de lys naïvement dessinée. De chaque coté du monogramme, on lit, composé en lettres capitales de grosseur irrégulière le texte ci-dessus.

Je ne puis m'empêcher de remarquer la cocasse orthographe de notre nom. M. Dalbanne nous fait observer.

- « Le nom d'Hennezel a été écrit comme le prononcent encore les vieux du pays. Cela prouve que le « L » final ne se prononçait pas dans Hanneze, Hannezay et meme Danesey, suivant qu'on approchait de la Franche-Comté, par exemple à Gruey ».

- « Savez-vous, dis-je à M. Chaufournier, quel était ce Jean François Hyacinthe d'Hennezel...

Un enfant de quelques mois, l'aîné des fils du ménage qui construisit la grange que vous nous avez montrée. Ce Jean de Hennezel (il signait ainsi avant la révolution) vit le jour ici. Il fut l'un des premiers enfants du village, baptisés dans la nouvelle église (11 novembre 1765).

Son parrain fut son oncle, le curé de Xertigny, qui eut toujours une préférence pour son filleul. Il assura son éducation et protégea sa carrière, il le fit admettre tout jeune aux gardes du corps de Louis XVI, dans la compagnie du prince de Beauvau, sur la recommandation de la soeur de ce grand seigneur, le marquis de Bassompierre, qui protégeait toujours les gentilshommes verriers de la Vosge ».

Comme mon dossier contient de curieux papiers concernant ce Jean de Hennezel je pus en quelques mots raconter à M. Dalbanne les aventures du fondateur de son logis. Je résume ici mes notes.

Lors des émeutes d'octobre 1789, la compagnie de Beauvau, où servait Jean de Hennezel avec rang de lieutenant, se trouvait à Versailles. Il était l'un des gardes du corps chargé tout spécialement de la défense de la personne du petit dauphin. Dans la nuit du 5 au 6 octobre, la populace envahit le château. Elle trouva le gentilhomme en faction à la porte des appartements du futur louis XVII. Jean résiste à la foule. Il tient tête, aussi longtemps qu'il peut, aux hommes et aux femmes déchaînés qui cherchent à enfoncer cette porte. Deux gardes, en sentinelle avec lui, sont tués sur place. L'appartement de la reine est envahi. Marie-Antoinette, à demi vêtue, échappe au massacre. Jean n'abandonne pas son poste. Le lendemain en compagnie de M. de Saint-Aulaire, il escorte la famille royale jusqu'à Paris.

Louis XVI dut se séparer de ses gardes du corps, quelque temps après. Il exprima spécialement sa reconnaissance au jeune défenseur de sa famille, pendant ces tragiques journées.

Jean d'Hennezel fut renvoyé dans sa province avec l'assurance d'être maintenu en activité de service jusqu'à nouvel ordre. Il trouva un refuge au pays natal, dans la maison dont la première pierre porte son nom.

Son attitude au cours de ces événements dramatiques avaient été remarquée, quelques jours après son retour à Hennezel, il est l'objet d'une enquête. Son régiment lui demanda de raconter « ce qu'il a vu et entendu, dans les journées des 5 et 6 octobre 1789 et les ordres qu'il a reçus, lorsqu il était en sentinelle (9 février 1790) ».

A la fin de cette même année, est signé à la Neuveville-sous-Monfort, le contrat de mariage du « Ci-devant chevalier garde du roi » âgé de vingt cinq ans. Il épouse une cousine, mademoiselle de Thomerot, fille d'un ancien substitut du procureur général à la cour souveraine de Lorraine, en son vivant seigneur de la Neuveville. La mère de la future est une Hennezel de Bazoilles remariée à un Massey auquel elle a apporté une part de la seigneurie de Gemmelaincourt. L'alliance est assez belle, les dots des époux sont supérieures à celles que mentionnent ordinairement les contrats de gentilshommes verriers du pays (25 novembre 1790).

Le ménage s'installe à la Neuveville. Il passera le temps de la révolution dans ce village sans être autrement inquiété. Mais il ne tarde pas à être chargé d'enfants, sept ou huit. Par ailleurs, la jeune femme n'est pas heureuse, son époux se montre vit un piètre administrateur. Il voit grand, il dépense sans compter. Il accumule les dettes, après avoir aliéné dans de déplorables conditions, les uns après les autres, les immeubles de Gemmelaincourt et de la Neuveville. En 1807, menacés d'une ruine totale, Mme d'Hennezel obtint du tribunal de Mirecourt, la séparation de biens » afin, dit le jugement, de sauver ses apports en péril, du fait du désordre des affaires de son mari (7 juillet 1807) ».

De fait cinq ans plus tard, Mme d'Hennezel a perdu la plus grande partie de sa fortune. Son mari harcelé par les créanciers, s'ingénie à sauvegarder les épaves. Lorsque survient le décès du doyen de Xertigny, le prodigue gentilhomme est contraint de céder à sa fille aînée, la future Mme de Beaupré de la Pille, sa part de la succession de son oncle (9 janvier 1811). Puis, d'accord avec les autres co-héritiers, il met sur la tête de sa fille, les immeubles de la Neuveville, hérités d'une tante de Finance (7 février 1811).

Complètement ruiné, l'ancien garde de Louis XVI, qui assume les fonctions de maire de sa commune - on peut se demander comment il l'administrait - adresse une requête au préfet des Vosges, pour être autorisé à reprendre du service. Son age - quarante cinq ans - l'empêchant comme il le désirait, d'être pris dans un régiment de cuirassiers, il demande à être admis, avec le grade de sous-lieutenant, dans la cohorte de la garde nationale. Il prie son parent, le général d'Hennezel, d'appuyer sa demande. Comme il n y a pas d'emploi vacant parmi les officiers, il est rétrogradé et nommé sergent-major dans la 17eme cohorte, en attendant de passer sous-lieutenant (7 août 1812).

Au retour des bourbons, Jean d'Hennezel fut rappelé dans son ancienne compagnie de gardes ou corps que commandait le duc de Noailles, prince de Poix, gendre du duc de Beauvau (15 juin 1814). La croix de Saint Louis, la décoration du lys et la nomination de brigadier des gardes du corps reconnurent le dévouement du défenseur de la famille royale pendant les émeutes d'octobre 1789. Il rejoignit aussitôt son unité, en garnison à Beauvais (10 septembre 1814).

Au bout de quelques semaines, Jean s'aperçoit que « son âge et sa santé ne lui permettent plus de supporter les fatigues du service ». Il sollicite sa retraite avec la pension de son grade augmentée « autant que possible à cause de sa nombreuse famille » et demande à se retirer à Hennezel. Il comptait trente et un ans de services et deux campagnes (au blocus de Neuf-Brisach). A cette demande est joint le certificat où médecin voisin de la Neuveville attestant que le gentilhomme est atteint de différentes maladies, esquinancie et fièvres malignes, gastriques, avec un asthme humoral, qui résistent à tous les remèdes tentés (19 février 1815).

L'interrègne des cent jours fit oublier cette requête. La retraite ne put être accordée qu'en 1816, avec le grade et la pension de capitaine de cavalerie (30 juillet). Cette pension allait permettre au prodigue de ne pas mourir de faim et de marier ses filles. Ses deux fils embrassèrent l'état ecclésiastique, l'un devint curé de Totainville, l'autre de Dommartin-les-Remiremont. Mais leur père continua ses dépenses et ses spéculations malheureuses. Cela ne l'empêcha pas de conserver ses fonctions de maire de la Neuveville. Il demeurait encore dans ce village avec sa femme en 1835. Il a du mourir là-bas.

En tout cas, la maison familiale d'Hennezel était à cette époque, la propriété de son neveu Christophe, maire de la commune. Pensant rendre plus tangibles pour M. Dalbanne ces vieux souvenirs, je termine mon récit en citant les noms de personnes qu'il connaît.

- « L'aînée des filles de M. d' Hennezel, lui dis-je, épousa M. de Beaupré de la Pille, elle était la grand-mère de M. d'Hennezel demeurant à Godoncourt. Une autre fille, fut la grand-mère du capitaine de Bigot, du château de Roncourt ».

Au moment où nous allons entrer dans son logis, M. Dalbanne dit,

- « J' ai connu autrefois, au-dessus de cette porte, un magnifique fronton sculpté avec des armoiries. Malheureusement, il a été enlevé en 1890, quand la maison a été modernisée. Je le regrette beaucoup, mais vous allez voir à l'intérieur quelques vestiges anciens ».

Nous voici dans le vestibule, il est bas de plafond mais assez vaste. A droite, le départ d'un escalier dont le développement a une certaine allure, dans aucune des demeures des gentilshommes verriers de ce pays, nous n'en avons trouve de semblable.

A gauche, s'ouvre le salon salle à manger. La pièce est grande. Elle est ornée d'une belle cheminée de pierre sculptée datant de la construction de la maison. Son décor, coquilles, cornes d'abondance, profusion de fleurs et de fruits est d'un style Louis XV interprété par un artiste campagnard. Je regrette de ne pouvoir photographier cette cheminée. Un large panneau de papier multicolore la déshonore et cache le foyer. Peut-être y a t-il dans l'âtre, une taque à feu ancienne... M. Dalbanne n'en a jamais vu. Par contre, dans la cheminée de la cuisine il en aurait une grande, bien décorée. Mais il est impossible de la voir, on a scellé par dessus une plaque moderne en fonte unie, elle cache l'ancienne. Les murs de ce salon devaient être couverts de boiseries comme au Tolloy et à la Pille. A peine en trouve t'on quelques traces. La pièce est d'une propreté méticuleuse, mais le papier de tenture et le mobilier du goût de braves gens qui nous reçoivent.

La cuisine et la grande chambre qui l'avoisine complètent la distribution du rez-de-chaussée. Ces pièces ont été très remaniées. Je n y remarque rien d'intéressant. Il en est de même dans les trois chambres de l'étage, nous assure t'on.

M. Dalbanne confirme que c'est dans l'une de ces chambres que s'éteignit le vieux M. de Finance célibataire qui s'était retiré à Hennezel, pour finir ses jours, aussi près que possible des ruines de la propriété de ses parents. Il mourut deux ans avant que les Dalbanne achetassent la maison (10 février 1888) à l'âge de soixante dix sept ans. Devançant mon désir, notre hôte me propose de jeter un coup d'oeil sur ses titres de propriété. L'ancien maître d'école aime l'ordre. Sa formation professionnelle lui en a donné le goût. Tout ce qu'il possède est rangé avec un soin méticuleux. Je le constate en parcourant la liasse de vieux papiers, ils sont parfaitement classés. En un instant, il est possible de connaître la suite des familles qui se sont succédées dans ces murs, depuis que le ménage d'Hennezel de Francogney les a construits. A l'aide de mes notes personnelles, je pourrais même remonter la filière des détenteurs de ce sol jusqu'au début du XVI° siècle, c'est a dire jusqu'à Aubertin de Hennezel, premier du nom, le créateur de l'étang dont nous a parlé M. Chaufournier.

Cette partie du village semble bien la plus ancienne, celle dont il est question dans la charte de 1448, le sol même où, il y a six siècles, s'implantèrent les maîtres verriers originaires de bohème, sol qui prit le nom de Jehan Hennezel le fondateur de la « vieille verriere ».

M. Dalbanne nous dit.

- « J'ai acheté cette maison en 1890 à Louis Cugnot, menuisier. Il la possédait depuis la fin du second empire. C'est lui qui louait le premier étage à M. de Finance. M. Cugnot l'avait acquise des propriétaires du château d'Attigny, les époux de Finance-de Minette de Beaujeu, père et mère de Mme la colonelle de Poyen de Bellisle, décédée l'année dernière, et grand-tante de M. Henri de Finance du château de Thuillieres (5 janvier 1865). M. et Mme de Finance n'habitèrent jamais la maison. Ils ne la possédèrent que deux ans, car ils l'avaient acheté à M. Émile du Houx et Lucien du Houx lorsque ceux-ci quittèrent Hennezel pour la verrerie de Fains ».

Je me tourne vers Maurice de Massey.

- « Le commandant Klipffel nous a dit tout à l'heure que son oncle Émile du Houx, rentrant d'Australie, acheta une propriété à Hennezel, pour faire de la culture et qu'il la revendit peu de temps après son mariage, lorsque la verrerie de Montferrand eut fait faillite, il s'agit sans doute de cette maison ».

« Probablement, dit M. Dalbanne, ces Mm. du Houx avaient acquis la maison de M. Jules Bourgeois de Vineuil-St Firmin et la revendirent trois ans plus tard. Quant à M. Bourgeois, il l'avait acheté à la fille du dernier d'Hennezel qui fut maire de la commune. Cette dame se nommait Célestine. Elle était fille unique. Depuis le décès de sa mère, elle vivait avec son vieux père. Elle avait dépassé largement la quarantaine lorsqu'elle épousa un cousin de la Neuve-Verrerie, d'une douzaine d'années plus jeune qu'elle, M. Benjamin d'Hennezel. Le mariage eut lieu ici (3 février 1847). Benjamin d'Hennezel continua la culture de son beau-père trop âgé.

Ce vieux M. d'Hennezel se nommait Christophe, il était le second fils du constructeur de la maison. Toute sa vie se passa à Hennezel. Il s'intéressait beaucoup à la commune. A diverses reprises, il exerça les fonctions de maire et d'adjoint. Il se montra toujours bon administrateur et dévoué pour tout le monde. Son souvenir reste. Il était encore adjoint lorsqu'il mourut dans cette maison, à quatre vingt et quelques années le 18 novembre 1851. Sa fille s'était mariée trop âgée pour avoir des enfants. Après le décès de son père, elle vendit la propriété à M. Bourgeois et elle se fixa à la Neuve-Verrerie où son mari s'occupa de culture (25 juin 1855). Tous deux sont morts là-bas ».

- « En effet, dis-je à mon ami, l'année dernière, en visitant le cimetière de Charmois, j'ai découvert la tombe de Benjamin d'Hennezel. Il devait être du nombre des derniers gentilshommes verriers auxquels faisait allusion le père Colin . Depuis la mort des verriers, ces messieurs ne faisaient plus rien que chasser et vivre largement ».

- « Très certainement, répond Massey. Depuis l'arrêt des verreries, ces gentilshommes restés dans le pays au milieu du XIX° siècle, ne s'occupaient guère que de cultiver leurs terres et d'exploiter leurs bois. Les actes d'état civil les qualifiaient toujours "propriétaires et cultivateurs".

- « Ce que vous dites de l'estime dont jouissait Christophe d'Hennezel, dis-­je à M. Dalbanne, concorde avec l'attitude de ses compatriotes pendant la révolution. Vous ne connaissez sans doute pas ses aventures ... ».

Notre hôte avoue qu'il ignore à peu près tout de l'existence de ce M. d'Hennezel, il sera intéressé par ce que je lui raconte de ses prédécesseurs. Je m'empresse de lui résumer la vie du dernier Hennezel, propriétaire de sa maison. A l'âge de dix huit ans, Christophe s'était engagé à Lunéville dans la grande gendarmerie de France (1785). Il pensait faire sa carrière de l'état militaire. Il passa ensuite dans le régiment d'Angoulême dragons. Il servait comme maréchal des logis lorsque éclata la révolution. Les évènements qui marquèrent les derniers mois de 1789 inclinèrent le jeune gentilhomme à suivre l'exemple de son frère aîné, le garde du corps, abandonner l'armée dont les membres devaient parjurer leur serment de fidélité au roi.

Christophe saisit le prétexte de « contusions à la poitrine et au bras » pour quitter son régiment. Il revint à Hennezel jusqu'au jour où la haine contre les nobles ne connut plus de bornes. Après la fatale équipée de Varennes, les gardes de louis XVI sont licenciés (21 juin 1791). Les gendarmes, les chevau-légers et les mousquetaires de la maison du roi subissent le même sort. Beaucoup de fidèles serviteurs du monarque prennent le chemin de l'exil pour se reformer hors de France. Le flot des émigrés grossit rapidement. La noblesse provinciale se groupe à Worms auprès du prince de Condé qui personnifie le mieux l'émigration sérieuse et militante.

Comme plusieurs de ses parents, Christophe d'Hennezel, juge prudent de quitter le pays, il décide de rejoindre le corps de Condé. D'après une requête qu'il adressa au ministre de la guerre au début de la restauration (29 juin 1814) il aurait été reçu par le duc de Guiche et incorporé dans une des compagnies de gardes du corps reformés. En 1792, pendant quelques mois, il fit campagne avec son unité dans la brigade de monsieur.

A la fin de 1791, le cardinal de Rohan, le triste héros de l'affaire du Collier, avait mis son château d'Ettenheim, situé sur la rive droite du Rhin, à la disposition du prince de Condé, lorsqu'il quitta Worms. Le cardinal avait autorisé les gentilshommes, groupés sous les ordres du prince à cantonner dans les villages environnants. Cette troupe logeait chez les gens du pays dont l'esprit était excellent. Les trois mille gentilshommes composant la future armée royale, prenaient pension chez l'habitant. Ils y passaient la majeure partie de leur temps chaque jour, quelques uns se rendaient à Ettenheim pour rester en liaison avec leur quartier général et apprendre les nouvelles. L'armée royale ne commença vraiment à s'organiser qu'au printemps de 1792, lorsque les progrès de la révolution décidèrent l'Autriche et la Prusse à soutenir les défenseurs de la royauté. Prévoyant pour les mois à venir, le déclenchement des hostilités, le prince de Condé décida au début de mars , de quitter Ettenheim et de reporter ses cantonnements plus au nord vers Bingen, sur la rive droite du Rhin, entre Mayence et Coblentz. La troupe se mit en marche par petits détachements commandés par des officiers.

A ce moment, une certaine inquiétude régnait dans l'armée royale. On attendait de savoir si la troupe, amenée par Condé, serait assurée d'obtenir solde et subsistances. Il fallait pour cela des ordres des frères du roi. Le comte de Provence et le comte d'Artois, hésitaient à donner les instructions espérées. Certains officiers décidèrent de partir seuls, ils dirent à leurs soldats qu'ils ne pouvaient les emmener, étant donné l'incertitude de la vie qu'ils trouveraient sur la terre étrangère. Un certain nombre de gentilshommes découragés, se dispersèrent en attendant le sort qui serait réservé aux troupes royales. Christophe d'Hennezel était du nombre de ces gentilshommes.

Depuis son départ d'Hennezel on l'accuse d'émigration. Ses biens sont mis sous séquestre. Les révolutionnaires cherchent à indisposer contre lui ses compatriotes. Il n'ose revenir au pays natal. Il se réfugie près de Selestadt, dans le petit village de Neuve-Eglise, situé à une trentaine de kilomètres d'Ettenheim et de Saint-Dié. La région est montagneuse et boisée, On peut se cacher facilement. Il restera plus de huit mois dans ce village.

Valmy, Jemmapes, la comparution de louis XVI devant la convention, ces nouvelles découragent le gentilhomme, « Maintenant, pense-t-il, tout espoir de sauver la monarchie est perdu... mieux vaut regagner la maison paternelle abandonnée au mois de février ». Muni d'attestations en règle, il espère justifier sa longue absence. Il revient à Hennezel, et pour ne pas être inquiété, il adresse aussitôt une requête aux administrateurs du département d'Épinal. La famille de sa femme lui donne des relations dans la magistrature de la ville. « S'il s'est absenté pendant quelques mois, déclare-t-il, c'était pour régler des affaires importantes ». Il fait apostiller favorablement sa supplique par le directeur du district de Darney et l'accompagne d'un certificat de la municipalité de Neuve­Église et d'une attestation donnant son signalement, attestation qu'il fait signer du maire et de plus de vingt habitants de ville, chef-lieu du canton. Ce document permet d'imaginer son physique. Un peu moins grand que son frère aîné, Jean le garde du corps, Christophe était encore d'une belle taille, cinq pieds, cinq pouces 1m80. Mais sa chevelure blonde, son visage ovale taché de petite vérole dominé par un « nez gros et aquilin », sa bouche médiocre au-dessus d'un « menton pointu » ne devaient pas faire du jeune gentilhomme un adonis..

Les pièces délivrées par les municipalités alsaciennes, affirmaient que Christophe avait trouvé asile sans interruption, du 16 avril au 29 décembre 1792 chez le curé de Neuve-Église. Joints aux affirmations de civisme produites par le requérant, ces documents tendent à prouver qu'il n'a pas émigré, en tout cas, il ne peut être accusé d'avoir pris les armes contre la république. Le directeur du district de Darney transmet le dossier à Épinal, en déclarant qu'il y aurait lieu de rayer de la liste des émigres « le citoyen Charles Christophe d'Hennezel ». (11 février 1793).

A Épinal, les difficultés commencent, le directoire se montre moins coulant. « Si le pétitionnaire, objecte-t-il, peut-être rayé de la liste des émigrés, parce qu'il justifie du lieu de sa résidence depuis le milieu d'avril, on ne sait pas où il se trouvait depuis son départ d'Hennezel, c'est à dire du 9 février au 16 avril. en conséquence il ne pourra rentrer en jouissance de ses biens qu'après avoir acquitté les frais de séquestre, des contributions de 1792 et une somme s'élevant au double de leur montant à titre d'indemnité. Enfin, il devra donner, comme caution au district de Darney, la valeur d'une année de revenu (19 février 1793).

L'ancien maréchal des logis de la brigade de monsieur se tire à bon compte "un mauvais pas, entre le 9 février et le 16 avril" il était à l'armée des princes, il pense avoir retrouvé sa tranquillité, ne plus être inquiété, il n'en est rien. La tare d'émigration marque son dossier, elle ne disparaîtra pas si facilement, quatre ans plus tard en septembre 1797, il apprend que sa radiation de la liste des émigrés n'a été que provisoire, son nom y figure toujours, il tombe sous le coup de la loi du 29 août précédent, qui a banni de nouveau de France, tous les émigrés rentrés.

Christophe s'empresse d'attirer l'attention de l'administration départementale sur son cas. Il lui adresse une requête pour être autorisé, tout au moins à continuer à résider provisoirement à Hennezel (17 octobre 1797) , mais la loi édictée par la révolution de fructidor est formelle, même les émigrés, rayés provisoirement, sont bannis. Malgré la bienveillance des administrateurs qui font suivre la supplique à Paris, en disant que son auteur est victime d'une erreur, Christophe est contraint de s'expatrier sans délai. Quelques jours plus tard, il obtient du canton d'Escles un passeport pour la suisse (23 octobre). Il se met en route dés le lendemain, par Remiremont et Mulhouse. Cinq jours plus tard, il est a Bâle où le bourgmestre certifie son arrivée. Ce second exode paraissait d'autant plus pénible au gentilhomme qu'il était jeune marié. Il n'y avait pas deux ans qu'il avait épousé à Hennezel une demoiselle André, fille d'un avocat d'Épinal. Un bébé de un an égayait son foyer et il laissait sa femme enceinte de quatre mois. Heureusement, la séparation ne fut pas longue et grâce aux appuis de sa belle famille, il fut autorisé à regagner Hennezel. Quelques semaines plus tard, bien que sa radiation définitive ne soit pas encore signée (15 décembre 1797), il était présent à son foyer lors de la naissance de son second enfant et put en faire lui-même la déclaration, assisté de Paul de Finance, le second mari de sa mère (10 mars 1798).

Un an plus tard, la radiation n'était pas encore obtenue, on continuait à accumuler les enquêtes. Au mois d'août 1798, l'administration cantonale d'Escles avait été obligée de répondre à un long questionnaire, venu de la police de Paris pour être renseignée sur le civisme du pétitionnaire. Toutes les réponses et les explications données par les commissaires d'Escles, sont favorables à l'ancien sous-officier de Dragons-Angoulême. Elles relataient son existence depuis qu'il a quitté son régiment. Elles spécifient « L'inculpé a été considéré comme émigré par l'opinion publique, il a fait partie de la garde nationale, il ne fréquente que les bons citoyens, il parait attaché à la révolution ». Le rapport conclut en signalant que « depuis six ans, l'inculpé n'a cessé de réclamer sa radiation définitive, qu'elle doit lui être accordée puisqu'il n a jamais été l'objet d'un arrêté défavorable au contraire » cet - au contraire - et les termes dans lesquels est rédigé ce bulletin prouve la sympathie que portaient à Christophe d'Hennezel ses compatriotes.

Cette sympathie ne semble jamais avoir cessé. Quelques années plus tard, le dernier Hennezel habitant le village de son nom, était mis à la tête des affaires communales (1808).Pendant près d'un demi-siècle, de 1808 jusqu'à son décès (10 novembre 1851) il remplira alternativement à diverses reprises, les fonctions de maire et d'adjoint. Ces faits attestent la modération du caractère du gentilhomme et de la souplesse de ses opinions politiques, au temps des «  girouettes » ainsi appelle-t'on la restauration et l'interrègne des cent jours. Les hommes, inflexibles dans leurs principes et fidèles à leurs serments,furent l'exception.
Peu après le retour de Louis XVIII à Paris, une ordonnance royale réorganisa les régiments de cavalerie, Christophe redevenu monarchiste, s'empressa d'écrire au ministre de la guerre, pour rappeler ses services avant la révolution et à l'armée des princes. « Il y a, dit-il, passé sa jeunesse au service de son roi et son coeur est toujours pénétré d'amour et de dévouement pour sa personne. En conséquence, il supplie sa majesté de lui accorder les récompenses et marques honorifiques que lui valent ses services en qualité de gentilhomme et d'officier ». Il signe, le chevalier d'Hennezel, maire de la commune d'Hennezel (29 juin 1814).

Le comte de Montlivaut, préfet des Vosges, apostille favorablement cette supplique et rappela l'intérêt tout particulier que portait à M. d'Hennezel, le comte de Damas, commissaire du roi (4 juillet 1814).

Noyée dans d'innombrables requêtes du même genre, celle-ci semble n'avoir donné aucun résultat. Au moment de Waterloo, Christophe se vit retirer, pendant quelques semaines, les fonctions de maire. Il les réintégra après le retour de louis XVIII, lorsque le monarque réorganisa le collège électoral (août 1815). Le reste de l'existence du gentilhomme s'écoula paisiblement à Hennezel. Depuis son veuvage, il y vivait entouré des soins de sa dernière fille qui devait épouser son cousin germain, Benjamin d'Hennezel, peu de temps avant le décès de son vieux père.

M. et Mme Dalbanne ont pris grand intérêt à nos conversations. Ils regrettent que notre visite soit si rapide. Il me font promettre de revenir les voir plus longuement et ils se mettent à ma disposition pour tous les renseignements et les recherches dont j'aurais besoin. Au sortir de chez Dalbanne, M. Chaufournier, nous indique une autre maison ancienne. C'est la première à gauche de la route, en venant de Darney. Elle semble à l'abandon. Il dit à Maurice de Massey,

- « On raconte que cette maison a été construite par un membre de votre famille. Je n'ai jamais su lequel. Sur notre cadastre, elle était, en 1828, la propriété d'un M. Charles d'Hennezel de la Neuve-Verrerie. Elle a appartenu ensuite à d'Hennezel du Tolloy. Il y a longtemps qu'elle est pour ainsi dire inhabitée ».

Cette maison est perpendiculaire à la rue. Sa façade regarde le nord. Elle a été en partie démolie et remaniée. Il n en reste qu'un rez-de-chaussée.

Un seul détail attire notre attention, la porte d'entrée. Elle est vraiment belle. Des montants, de hauts pilastres, aux socles et aux chapiteaux moulurés sont suspendus dans le vide. Le seuil sur lequel ils posaient a disparu, il n'en subsiste que la partie centrale. Deux dalles branlantes et gondolées par l'usure la précédent, vestiges d'un perron. Un bloc de grès cintré forme le linteau. Il comporte, en son milieu, une console du meilleur style louis XV, très en relief et finement sculptée. Au dessus, un haut fronton, encadré de montants qui supportent des chapiteaux et une corniche en anse de panier dont les moulures sont d'une exécution parfaite. Le champ du fronton porte des traces de hachures.

- « Il y avait ici, dit monsieur Chaufournier, un magnifique panneau sculpté. C'étaient des blasons. Il a disparu. Il ne reste que la date gravée de chaque coté de la console, 17 - 57 ».

La porte d'entrée à deux vantaux de largeur inégale. Ce sont de simples planches de chêne, très larges et très épaisses, que les intempéries ont durci. De gros clous de fer forgé les assemblent. Malgré sa vétusté, cette porte rustique ne parait pas ancienne, elle a du remplacer une porte de l'âge de la maison qui devait être du même style que celle de la Pille. Il n'en reste que l'imposte à petits carreaux. Au-dessus du fronton, se détache un oeil de boeuf, taillé dans un seul bloc de pierre dont les fines moulures s'accordent parfaitement avec celles de la corniche, le maçon constructeur de cette porte était, tout à la fois, habile et homme de goût.

Tandis que j'admire ce travail et en fais une photographie, mon ami parait fort intrigué de ce que m'a dit M. Chaufournier, il feuillette ses notes.

- « Je me demande, dit-il, quel est le Massey qui a fait bâtir cette maison. Il y eut au milieu du XVIII° siècle, un Charles de Massey qui se qualifiait seigneur d'Hennezel en partie. Sa mère et sa femme étaient des demoiselles de la Sybille. Mais il habitait la Neuve-Verrerie et il s'était marié deux ans après la date que nous lisons sur cette porte (8 novembre 1759). Il ne s'agit pas non plus de ses parents, ils habitaient la Frison. Quant au Charles d'Hennezel indiqué en 1828 comme propriétaire de la maison, ce devait être Charles Léopold 1er, il habitait Charmois sous la restauration, mais sa femme Christine naquit ici. Elle était la dernière soeur de Christophe, le prédécesseur de M. Dalbanne. L'un de ses fils se maria au Tolloy, l'habita et fut le père du docteur d'Hennezel ».

Une autre énigme se pressente. J'aperçois, tout près du pignon de ce logis, un amoncellement chaotique, les ruines d'une maison qui devait être plus importante que sa voisine restée debout. La végétation étouffe ses décombres, des ronces effrontées les ont envahies, leurs tiges rouges se glissent entre les pierres, s'insinuent au coeur des ruines. Sur les gravats devenus terreau s'élancent des gratterons.. des mauves, de l'herbe à lapins. Quels humains ont coulé leurs jours ici....

- « C'était aussi une maison de nobles, déclare notre guide. On m'a dit qu'elle appartenait autrefois à M. d'Hennezel. Cependant sur le cadastre, le propriétaire indiqué était un Jean-Alexandre de Bonnay, demeurant à Bonvillet. Sous ces ruines est ensevelie une très belle pierre sculptée avec des armoiries. Je pense qu'on la retrouverait en déblayant. Elle pourrait vous renseigner ».

- « Ce Bonnay m'est bien connu, observe Maurice de Massey. Il était de la branche de Foucheron, rien d'étonnant à ce qu'il ait été, sous la restauration, propriétaire de cette maison aujourd'hui effondrée. Sa femme était soeur de Christophe et sa propre soeur à lui, avait épousé M. de Finance de Lichecourt, demi-frère de Christophe. Le fait que ces maisons si proches de l'ancien four à verre appartenaient aux enfants d'Élisabeth de Bigot, prouve que cette partie du village constituait le domaine créé par les premiers Hennezel. Depuis la nuit des temps, leurs descendants se transmettaient ces biens par héritage ».

La remarque de mon ami est vraisemblable, les quatre habitations et leurs jardins figurent sur le plan de 1716. Il y en a même une cinquième, située un peu plus bas que la propriété de M. Dalbanne, d'après le dessin d'Aubry, cette maison devait comporter une tourelle. Quel dommage qu'il n'en reste aucune trace. Ce logis devait être le plus ancien de tous, le manoir contemporain de ceux du Grandmont et de la Rochère. Sur sa carte, le géomètre a tracé, en lettres capitales, au centre de cette petite agglomération de résidences nobles, le nom Hennezel, comme pour attester qu'il s'agissait bien du nid primitif de la famille. Quel sujet de méditation... Je me sens sur le sol vénérable où plongèrent les premières racines de l'arbre immense qui a étendu ses multiples branches à travers le monde. Après six siècles de vigoureux rameaux verdissent encore aux pointes de ces branches ... mais ici il n y a plus que de la terre en friche, seul reste debout le modeste logis où les Dalbanne nous ont fait un accueil empressé et déférent.

En remontant vers le centre du village, nous atteignons l'église. Déjà, il y a vingt huit ans, j'avais été étonné de sa simplicité architecturale, de sa rusticité. Elle a l'air d'une maison comme les autres, cependant elle n'est pas tout à fait comme les autres, elle est le lieu où l'âme du village se maintient le mieux. Certes, elle est faite des mêmes pierres, elle est couverte des mêmes tuiles rondes que les vieilles maisons du pays, ceux qui l'ont faite, n'ont pas été chercher au loin les matériaux, ils les ont pris sur place, le grès à fleur du sol, le chêne dans la forêt qui nous enserre. Le maçon qui l'a construite avait sans doute bâti bien des maisons. Quand on lui a demandé de faire une église il a regardé comment avaient fait les anciens, il a voulu faire comme les anciens.

Elle est bien du village, cette église. Les mêmes intempéries, brûlures du soleil, bourrasques de vent, tempêtes de pluies, linceul de neige qui ont meurtri les maisons voisines, ont patiné ses murs et son toit de couleurs assorties. Cela lui donne un air de parenté avec ce coin de terre et ses terriens. Cette église, c'est une paysanne vosgienne, elle en a l'allure. On ne peut cependant pas la confondre avec n'importe quelle autre maison, fut-ce la plus grande, elle a sa silhouette personnelle, une certaine manière de se tenir, un autre air, avec ses larges fenêtres cintrées et le double cordon de grès taillé qui ceinture ses murailles, signe d'une haute noblesse, elle est la demeure de dieu. Sa nef a vu prier les générations de gentilshommes dont nous connaissons les demeures ....

- « Mais dis-je à M. Chaufournier, le clocher semble de construction assez récente. On dirait qu'il a été ajouté après coup... le porche aussi))... ils sont bâtis en petites pierres de taille apparentes, les blocs de grès appareillés des angles et les encadrements moulurés des fenêtres, ainsi que le tympan qui surmonte le porche révèlent de la part du constructeur, une petite prétention architecturale ».

- « C'est exact, répond l'adjoint. La tour du clocher n'a guère qu'une quarantaine d'années. Lors de la construction de l'église, il avait fallu, faute de fonds, se contenter d'un clocher en bois. Dans mon enfance, ce vieux clocher existait encore. Je m'en souviens bien, il menaçait ruine. On décida de le remplacer par un clocher en pierre. La commune obtint une subvention de l'état que triplèrent, une somme votée par le conseil de fabrique et une souscription des habitants. La première pierre du nouveau clocher fut posée en 1887. Un an plus tard, la bâtisse était achevée, on bénissait les nouvelles cloches qui venaient de la fonderie de Robecourt ».

- « Il y a donc plusieurs cloches... je serais curieux de savoir quels en furent les parrains ».

-  « Nous avons trois belles cloches. La plus grosse, a eu pour parrain M. Paul Rodier, de la Hutte, notre ancien maire, la moyenne, M. Boileau-Manier, le maître de la verrerie de la Rochère, la plus petite, un M. de Hennezel, nommé je crois Léopold. Ce même jour, après la bénédiction des cloches, la nouvelle tour fut consacrée ».

L'Église est entourée d'un terrain vague et broussailleux ou poussent quelques arbustes. C'est la place de l'ancien cimetière. Là, furent inhumés la plupart des êtres que nous avons évoqués. Le dernier Hennezel enterré ici, était le vieux Christophe, son corps vint reposer auprès de ceux de sa femme, de ses deux filles mortes jeunes (1810- 1811, et de sa mère Élisabeth de Bigot (1818). Son père, décédé une vingtaine d' années avant la révolution, avait été inhumé dans la chapelle seigneuriale (1772).

Les corps de ces Hennezel ont-ils été exhumés lorsque ce cimetière fut désaffecté... à l'ombre de l'église qu'ils avaient bâtie sur le sol ancestral « le terrain dépendait de leur verrerie et ils en avaient fait don », leurs os blanchis nourrissent la terre. Qui donc ici, depuis qu'aucune âme en deuil et en prières ne vient plus y jardiner ses regrets. Qui donc ici, sait qu'on a couché autour de cette église les corps des descendants du fondateur du village. Et je songe au nombre infime de chrétiens, qui se souviennent que les morts de leur famille les entourent et vivent très réellement à leurs cotés. Ces morts leur diraient de n'abandonner aucune de leurs traditions, parce que chacune d'elles a son sens, sa nécessité, ses bienfaits. Ces traditions ne furent pas adoptées au hasard. Elles doivent se mêler à notre vie, à nos sentiments pour leur donner une valeur féconde.

- « Plus personne ne vient prier ici, confirme l'adjoint. Il y a plus de soixante ans que le nouveau cimetière existe. Il été créé à la veille de la guerre de 1870.

Les Massey qui vécurent à Hennezel, au milieu du XIX° siècle, étaient de la même branche que moi. Le dernier, nommé Charles François Joseph était le frère aîné de mon grand-père. Il avait épousé une cousine, Céleste de Massey, soeur de Mme Odinot, de Bourbonne les Bains t(1837) ».

- « Ce M. de Massey, reprit M. Chaufournier, demeurait dans la maison que vous voyez sur la place, derrière le monument aux morts et qui est la mairie école. Quand la famille de Massey mit en vente cette maison, la commune l'acheta parce qu'elle était la plus grande du village, pour lui donner la destination qu'elle a aujourd'hui ».

- « Mon grand oncle, reprend Massey, tenait cette maison de sa tante, Mme Eléonore de Finance, fille du second mariage d'Élisabeth de Bigot. Isidore fut accablé d'épreuves, au bout de deux ans de mariage, il perdit une fille au berceau, puis sa femme lorsqu elle donna le jour à un second enfant, un fils (1813). Le malheureux père n'avait que vingt et un ans. Désole, il quitta Hennezel pour habiter Bains. Il mourut là-bas en 1821. Son fils ne lui survit que quelques années, il décéda à vingt ans. C'est probablement après la mort de ce jeune homme que son grand-père de Massey devint propriétaire de la maison d'Hennezel. Cet oncle vécut ici après son mariage. Il s'occupait de vente de bois. On aurait dit qu'un mauvais sort hantait la maison car ma grand-tante, Céleste, y mourut aussi très jeune (en 1845), elle n'avait que vingt neuf ans. Elle laissait deux enfants en bas âge, le premier, un fils qui mourut à Darney où il était pensionnaire en 1853 à l'age de quinze ans, et une fille qui épousa toute jeune un huissier nommé Richard, fils d'un cultivateur de Xertigny (1851) ».

- « C'est après le mariage de M. Richard, précise M. Chaufournier, que la commune acheta à M. de Massey, sa maison (1858) ».

- « Savez-vous, dis-je à mon ami, pourquoi notre grand-oncle la vendit...

- « Probablement pour sortir de l'indivision avec sa fille mineure, Mme Richard. Par ailleurs, depuis la mort de sa femme, mon grand-oncle vivait avec une maîtresse, une paysanne du pays, nommée Appoline Gouget. Il en avait une fille naturelle. Cette liaison lui rendait la vie difficile ici. Il quitta sa maison et, deux ans plus tard, épousa sa maîtresse en reconnaissant sa fille (18 juil­let 1858). Mon aïeul s'étant opposé à cette alliance peu reluisante, mon grand oncle fut obligé de lui faire des sommations pour se marier. Après son départ d'Hennezel, il habita la Rochère ».

En passant devant un bâtiment ancien situé entre la rue et le monument aux morts M. Chaufournier nous dit,

- « Voila la maison qui servait autrefois de mairie, d'école et de logement pour l'instituteur. elle a été construite peu de temps après l'église, c'est à dire au moment où fut créée la paroisse. Au milieu du XIX° siècle, bien que d'autres écoles aient été créés à la Hutte, à la Planchotte, à Clairefontaine, ce bâtiment n'était plus suffisant pour recevoir tous les enfants du village d'Hennezel. Le local servant de classe était si exigu qu'on devait diviser les élèves en deux groupes, l'un qui venait le ,matin, l'autre l'après-midi. Les parents se plaignaient. Cette situation devint de plus en plus intolérable au fur et à mesure que croissait le nombre des enfants. Il y avait près de cent cinquante élèves en 1860. La commune acquit alors la maison de M. de Massey et la fit transformer en mairie école ».

Pendant cette conversation, j'examine l'ancienne demeure des Massey. Sa façade donne sur la place. Elle est précédée d'un petit jardin fermé par un portail, tout près du monument aux morts, deux petits piliers de grès, inspirés de ceux que nous avons vu en ruine au bas du village. Cette mairie école n'a pas de caractère spécial. Un long immeuble à un étage, percé de nombreuses fenêtres et couvert en tuiles mécaniques. La construction ne doit pas être ancienne,on n'y voit pas le fameux cordon de pierre. Elle ne donne aucune envie de la visiter.

- « Cette maison, dis-je à Massey, figure sur le plan d'Aubry à coté de celle de Jean-Claude d'Hennezel, doyen de Xertigny, dont la façade était tournée au midi. C'est là que l'abbé d' Hennezel se réfugia à son retour d'émigration, pour être à proximité de ses neveux. Il y demeurait encore au moment où il prononça le serment de fidélité prescrit par le premier consul (7 juillet 1802). Il quitta ensuite Hennezel pour réintégrer son ancienne paroisse (janvier 1803. Après sa mort, sa maison d' Hennezel était au nombre des immeubles que se partagèrent ses neveux. Elle échut à sa nièce, Mme Isidore de Bonnay (1810) ».

- « C'est exact, dit l'adjoint, sur le cadastre, M. de Bonnay est porté comme propriétaire. Mais il y a longtemps que la maison n'existe plus. Elle a du être démolie lorsqu'on aménagea la mairie école actuelle ».

Juste derrière l'école, à quelque cent mètres, une autre maison d'aspect ancien aussi, mais très simple. Elle est presque carrée. Elle comporte un étage. Elle regarde la route de Gruey. Par devant, un jardinet soigné qu'égaient des touffes de rosiers, de gerbes de plantes vivaces, des carrés de légumes, quelques arbres fruitiers ombragent ce paisible terrain et encadrent le logis.

- « Voila, dis-je, à M. Chaufournier, le presbytère où l'abbé Gérard m'a donné l'hospitalité en 1901. Est-il ancien... ».

- « Il doit avoir le même age que l'église. Le curé de ce temps se nommait Pillot. Il se trouvait à Hennezel depuis la création de la paroisse. Pendant la révolution, comme il avait prêté serment, il ne fut pas autrement inquiété, il resta à Hennezel, mais en 1793, il dut quitter ce presbytère qu'il habitait depuis trente ans. La maison fut confisquée. On la loua à un particulier puis elle fut vendue comme bien national (1796). Après le concordat, l'abbé Pillot reprit possession de son église. Mais comme il n'y avait plus de presbytère, la commune fut obligée, pour loger le curé, de louer une maison dans le village.

L'ancienne cure ne put être rachetée que trente ou trente cinq ans plus tard, grâce à une subvention accordée par Louis Philippe et surtout grâce à une souscription faite parmi les paroissiens et qui tripla le don royal (1837). Depuis cette époque, le presbytère a toujours été occupé par le curé. L'abbé Gérard que vous avez connu, l'a habité trente ans. Le bon prêtre nous a quitté en 1909 pour se retirer à Monthureux-sur-Saône. Il est mort là-bas, il y a sept ou huit ans (1922).

J'aimerais revoir l'intérieur de ce vieux presbytère. Je ferais volontiers la connaissance du successeur de l'abbé Gérard, de son coté, le brave adjoint prolongeait avec plaisir notre visite. Les souvenirs que nous avons évoqués ensemble, complètent ceux qu'il a pu recueillir par tradition de famille.

Mais le temps nous presse. J'ai proposé à Massey de passer par Attigny en le reconduisant à la Rochère. Nous quittons M. chaufournier en lui promettant de revenir.

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