LA GUERRE DE TRENTE ANS

L'EXODE DES VERRIERS LORRAINS (Famille Hennezel)

La guerre de Trente Ans découle des tensions religieuses entre catholiques et protestants (luthériens ou calvinistes). En réaction à la réforme catholique, les princes protestants du Saint-Empire romain germanique fondent l’Union évangélique (ou Union protestante), en 1608. En retour, les princes catholiques décident de créer la Sainte Ligue allemande.

 

 

La lorraine est sillonnée à partir de 1632 par une bigarrure de soldats de toute espèce et de toute origine. Les français et leurs alliés suédois ont, de leur coté, des impériaux, des polonais, des croates et des hongrois. Quant à Charles IV, avec l'appui de son allié, l'Empereur, il a une foule d'aventuriers hongrois ou allemands, au nom parfois tristement célèbres: « cravates » (croates), loups des bois, pandours et chenapans.

Et, pour la quatrième fois, l'armée française pénètre en Lorraine pour accabler le Duc Charles IV, qui signe un traité... et récidive aussitôt. L'armée étrangère se répand ensuite dans le plat pays pour prendre ses quartiers d'hiver, vivant sur l'habitant, exigeant des fournitures de toutes sortes , des cadeaux, opérant des réquisitions, pressurant les communautés endettées, comme les particuliers. Les gentilshommes verriers furent, bien sûr, leurs victimes et les ouvriers des verriers comme les manants connurent la faim. Réduits à se nourrir de baies, de fruits sauvages, de racines, de glands, de la « chéneveuse grillée » et du « pain de chéneveuse » , certains devinrent des errants, criminels à l'occasion. Dans les terres et vignes en friches, les loups firent bientôt leur apparition, animaux que l'imagination populaire transforma vite en loups garous. La situation, déjà intolérable à titre précaire et provisoire, ne fit qu'empirer avec l'arrivée des Français. (Christophe de Hennezel, protestant victime de cette guerre)

Chaque année, depuis 1634, la Lorraine allait voir s'accentuer les rigueurs de l'occupation. En cette année 1634, ce ne sont que luttes acharnées qui se produisent sur les frontières de Franche-Comté aux limites de la Vôge.

En 1638, les Suédois partirent en Franche-Comté et, en passant, ravagèrent toute la Vôge. Jusqu'alors, en plein pays du verre, dans les forêts, les verriers avaient « tenu » et le pays était moins touché que le Blâmontois, par exemple, toutes proportions égales d'ailleurs. En 1639, Français et Suédois s'emparèrent de Darney et, sur l'ordre de Louis XIII, le colonel Gassion, leur chef, en rasait les murailles. Après la peste, la famine, ce fut le pillage méthodique, avec l'occupation. La Vôge fut complètement dépeuplée. La plupart des verriers et des habitants s'étaient enfuis dans les îlots à l'étranger, sur la terre de Vauvillers, en Bourgogne, en Comté, en Nivernais, à Montbéliard. On peut citer 80 villages qui disparurent sans laisser de traces. A Darney, la halle est ruinée, et il reste, en 1639, 17 maisons. Attigny avait toutes ses maisons en ruines et ne comptait plus que 5 habitants.

Et, plus tard, les officiers de Darney diront la misère des années 1636-39 dans la Vôge. Dans ces conditions, c'est la ruine de l'économie verrière. De plus, la ruine de l'économie générale après 1639, interdit toute lueur d'espoir pour les années à venir. Les forêts elles-mêmes ont été ravagées. Le poisson est volé dans les étangs et le bois est mis au pillage pour le chauffage, ou la revente. Les moulins sont en chômage et les fours sont abandonnés : c'est le spectacle du désespoir qui' s'empare de tous.

Les verreries de Bousson et d'Hattigny sont détruites, ainsi que celles de Glashütte et de Münsterhütte ; nous en connaissons à peine le nom aujourd'hui ; les fournaises de la Vôge sont toutes éteintes. Cinq Hennezel ont été capturés, à Epinal, pour l'obtention d'une rançon.

Tout commerce est anéanti. Ni charretiers, ni attelages, tout a été réquisitionné. Aucun marchand n'a la témérité de s'avancer sur les hauts chemins, repaires de brigands. Les foires de Fontenoy, Darney, celles surtout de Saint- Nicolas n'existent plus. D'ailleurs, l'appauvrissement est général. Les vivres font défaut, les famines s'enchaînent , le nombre des gens morts de faim, s'ajoute à celui morts d'épidémies. Des scènes odieuses de cannibalisme , racontées avec un luxe de détails par les témoins oculaires, prouvent bien l'exactitude du mot de l'élégie d'Héraude1 : L'homme est un loup à l'homme ».

C'est la dépopulation : elle dépasse 50 % et, dans certaines régions, les deux tiers (64). Pendant un certain répit, les verriers avaient cherché à écouler leur stock de verres fabriqués, cachant le peu d'argent que leur avait rapporté le colportage. Mais, bientôt, la pénurie des espèces interdit même cette dernière chance. Tout débiteur devient insolvable et ne peut même plus payer en nature.

C'est le dernier départ de l'ultime chance des verriers de 1640. La pénurie monétaire était, nous l'avons vu, si l'on ose ce mot une cause essentielle de la non-reprise et de l'accentuation de la crise sur le verre. Avec le départ des verriers, c'est la fuite définitive des capitaux. Ou bien, en tant qu'argent liquide, tout a été emporté à l'étranger ou bien, pour ceux qui sont restés sur place, il a été caché en pleine forêt. Si les guerres ou l'épidémie ont touché le détenteur, le secret s'est trouvé perdu voilà donc un capital qui est retiré de la circulation. Enfin les sommes abusives que, par les moyens les plus barbares, on a extorqué aux verriers.

C'est la grande dispersion de l'argent et la disparition de la monnaie. Comment, dans ces conditions, remettre en marche des verreries, où les allées et venues des gens de guerre, les excès des Croates » , ont tout pillé et brûlé . Cet état se prolongeant, interdisait à la fortune de se recréer. Et la mortalité, suite des épidémies et de la guerre, anéantissait le moteur même de la richesse : les hommes.

En Haute-Picardie et en Thiérache, les opérations militaires avaient là aussi profondément perturbé le travail des verriers.

 

Puis, de 1640 à 1658, c'est l'occupation par les troupes étrangères, qui pillent et saccagent les campagnes comme en Lorraine : quarante villages sont brûlés autour de Laon ; les verreries sont détruites.

Une tentative fut faite par un des plus hardis des Hennezel . Charles, sieur de Belroche, bien connu de nous par ses essais en Nivernais, Achat de bois, le 24 août 1617 100 cordes de bûches de chêne, hêtre, au bois d'Arreux... par ses négociations, qui n'aboutirent jamais, avec les Sarode, Jean et Jérôme, pour se rendre avec deux de ses frères en Italie à Montenotte près d'Altare, en 1634. Ce projet pour aller à Montenotte sera repris par Hugues de Hennezel, sieur de Longpré, du Nivernais, qui cherchera en vain à recruter des ouvriers spécialistes . C'est le même personnage qui, se saisissant de la succession de feu Marc de Hennezel, seigneur de Valois, pour l'escamoter au Roi de France, et la faire parvenir au frère du défunt, Jacques de Hennezel, seigneur du Tholoy, fut contraint de fuir dans les bois pour échapper à la justice royale.

Il demeura peu de temps en Hainaut et dans la province de Namur, travaillant chez des parents exilés. Nous le retrouvons donc dans les Ardennes, trois ans après la mort d'Esberard (1640) et il signe un contrat de société avec deux personnages pour établir à Charleville une « verrie à faire vistres ». Charles de Hennezel s'engageait à recruter 5 gentilshommes verriers avec un maître tizeur.

Apparaît en 1636, du côté lorrain, une offensive d'un certain Josué de Hennezel, seigneur de la Sybille , qui signe un contrat avec deux Colnet, en vue d'engager des équipes de spécialistes pour les fours à verre des Colnet à Namur et ailleurs : les matériaux sont fournis par les Colnet, la main-d'œuvre par Josué de Hennezel et le gain est partagé par moitié. Dans cette perspective, une nouvelle verrerie de gros verre est créée au « Sart, proche de Châtelet ». C'est le même Josué de Hennezel, qui fait montre d'une vive activité, en signant un contrat en 1639, avec quatre Hennezel et un Thiétry, de « Wauge en Lorraine » ( = Vôge), en les engageant dans la verrerie de Namur, avec solidarité rigoureuse pour la durée du Paul de Hennezel, de son côté, travaillait à la fournaise de Ways (1630).

Josué de Hennezel travaillait aussi à la verrerie de Thy, qui était cette date avec la précédente, les deux seules verreries du Namurois. Il est vrai que les guerres entre la France et l'Espagne portaient gros préjudice à l'économie des Pays-Bas espagnols et, par suite, aux Lorrains exilés.

Une tentative est faite du côté du Hainaut : en 1645, Hennezel et Thiétry signent un contrat avec un marchand de Fourmies, terre d'Avesnes, dans le Hainaut, « pour écouler leur production » . Bien avant 1637, Paul d'Hennezel « auroit faict par longues années du verre à fenestres en table au village de Fourmy...

Josué de Hennezel d'Ormois, seigneur du Grandmont et qui est à Bruxelles, fabrique, en 1642, en plus des « vitres en tables quarrez à la façon de Lorraine » pour fenestres, des « verres de miroirs à la façon de Venise » et même les « grands verres ronds à la façon de France qui ne se font qu'en Normandie, sans exclure les miroirs venant de France ». Il nous reste une pétition de ce même Josué, qui a reçu le monopole du verre à vitres, « à la façon de celui qui vient de France » , pour Bruxelles et à 15 lieues à la ronde, et qui demande l'exemption d' impôts.

La production du verre essaie de dépasser le marché restreint, sans perspective d'avenir, et la crise sévit plus que jamais. Type même du Lorrain de ces temps troublés, Josué de Hennezel d'Ormois, l'exilé de la guerre de Trente Ans qui envers et malgré tout cherche à créer de nouvelles verreries : deux en Hainaut, une dans le pays où Charles de Hennezel, parent de Josué, travaille pour les Bonhomme.

Josué de Hennezel d'Ormois, né en exil vers 1622. d'une famille de la Vôge du Grandmont — marié à 42 ans avec une d'Hennezel, manifestera une activité frénétique pour créer des fournaises partout où il le pourra : à Anor, « terre d'Avesnes, province de Hainaut, diocèse de Cambray » , où il réside et où il dirige une verrerie.

 

Verrerie d'Anor

Il n'hésite pas à partir ensuite en Nivernais travailler avec des parents. En Languedoc, les Chartreux d'Escoussens font appel à lui, et, après lui, à Jérémie de Hennezel — pour remettre une verrerie qui existait autrefois dans la Montagne Noire. Il signe un contrat d'engagement pour recruter le personnel qualifié, pour amener six gentilshommes verriers, les ouvriers, et pour faire fonctionner cette fournaise « pendant trois hivers de suite ».

Cet homme de 60 ans, qui mourra à 93 ans (1715), traversait donc la France plusieurs fois par an entre les trois pôles de son activité industrielle, quittant Anor et la verrerie de Namur, que dirigeait son fils aîné Nicolas pour le Languedoc. C'est toujours lui qui envoie dans la Vôge, recruter une équipe pour aller travailler dans une verrerie nouvelle qu'il a créée à Tamines, près de Charleroi. François de Massey, de la verrerie de Selles (Franche- Comté) et Charles de Bigot de la Frizon s'engagent chez lui, avec un salaire de 21 livres par semaine et 9 livres au cueilleur, étant tous exonérés de tous frais : voyage et logis . Josué de Hennezel saura à l'occasion faire valoir le service de ses deux fils dans les armées de Louis XIV, en vue d'obtenir un privilège de vingt ans, pour sa verrerie d'Anor et, un peu plus tard, il s'adresse avec la même aisance au Roi d'Espagne, Philippe V, pour avoir l'autorisation d'établir à Bruxelles une « fabrique de glaces, de miroirs;

Pour les glaces, il s'est mis au goût du jour ; l'astucieux gentilhomme promet « de les faire polir, doucir et tailler en biseaux, conformément à celles de St Gobain », ce qui laisse supposer que cette technique y était alors pratiquée. Une nouvelle période commence avec le verre « douci et taillé en biseaux ». Et il ne néglige pas, en même temps, d'utiliser le crédit de son fils, capitaine au régiment de Luxembourg, pour obtenir de Louis XIV un privilège contre les Colinet de Barbançon .Mais la création de cette fournaise à l'étranger et la concurrence de Saint-Gobain qui commence à grandir depuis la fin de Charles Fontaine , concurrence qui était de nature à s'étendre à toutes les verreries de gros verre du Nord de la France et à frapper à mort tous les efforts désespérés des Hennezel pour se maintenir : ce fut l'échec des Lorrains. D'autre part, le magistrat constatera amèrement aux Pays-Bas qu'en 1655 « ladite marchandise ne vient plus de Lorraine, comme elle voulait faire du passé.

Un fait prouve à quel point l'esprit « ingénieux » des lorrains eut recours pour trouver un exutoire à leurs produits verriers : des négociations furent entreprises et un accord fut passé le 13 février 1646 à Namur, entre Christophe de Hennezel du Châtel et un ingénieur des armées du Roi d'Espagne, au sujet des bombes et grenades en verre « d'un grand effet inventées par lui : trois ans après, un essai était encore fait à Liège chez les Bonhomme.

 

Manufacture de glaces de Saint Gobain

Créée par Colbert, la manufacture de glaces s'installa à Saint-Gobain et fut un coup pour toutes les usines de glaces et de miroirs de Thiérache et du Hainaut d'où l'idée de Josué de Hennezel d'aller à Bruxelles, proche d'Anor, pour la concurrencer.

 

Mais désormais leurs efforts demeurent vains et tout espoir de retour en terre ducale est fallacieux. Un fait est symptomatique : par une étrange inversion d'ordre économique, c'est la firme des Bonhomme qui vient implanter une filiale en plein pays lorrain à Verdun (où vont venir travailler des étrangers).

La Lorraine allait-elle devenir filiale de Liège, centre verrier ? Non pas, car la rénovation de l'industrie et du commerce verriers en Lorraine, attendra la paix, le retour de Léopold et d'autres circonstances économiques favorables. Dans ces conditions, les verriers lorrains n'avaient pas la ressource ultime de partir des relais pour revenir en Lorraine longtemps après.

Quand, en 1664, un siècle après le grand départ de 1567, le comptable de Darney, avec une touchante routine et une naïve obstination, conjure, comme par le passé, les quelques gentilshommes verriers à l'étranger de venir rétablir, en Lorraine, leurs verreries pour y « faire travailler », il ne rencontre plus aucun écho.

 

Les quelques isolés, qui consentent à répondre, invoquent eux aussi invariablement le malheur des guerres ». Les troubles, les passages de troupes, la guerre, l'occupation, la ruine de l'économie — grande fresque monotone avaient donc été des événements de clôture pour une industrie et un commerce, qui étaient déjà en perdition. Même auparavant, la reprise n'avait été que factice et fugace. L'époque de la prospérité, du « bon vieux temps du Duc Antoine », était révolue, les verreries forestières et leurs filiales elles-mêmes avaient vécu.

Que l'on regarde la situation des verriers de la Vôge et de la Sarre, ou celle des exilés dans les pays voisins, il apparaît que partout, la reprise est totalement impossible. Le marasme et les obstacles s'accumulent pour les gentilshommes verriers. En Angleterre, dans les manufactures de Mansell, qui les premières utilisent la houille, ils sont réduits au rang de salariés. Dans le chaos du marché des Pays-Bas, les phases de rémission se succèdent dans des difficultés accrues : une âpre concurrence sévit. Les Lorrains sont engagés par équipes à cause de leur compétence, mais on cherche à les éliminer peu à peu, aussi bien chez Lambotte à Namur, que chez les Bonhomme à Liège. Et au lieu de voir les verriers, riches d'expérience, revenir en Lorraine dans la Vôge et sur la Sarre et remettre en marche les usines, en opérant une concentration indispensable, c'est la firme des Bonhomme, de Liège, qui va installer une filiale à Verdun, prélude d'une annexion économique, — car l'élimination des rivaux a été pratiquée avec des procédés modernes (dumping).

Les verriers lorrains ne souhaitaient pas ce retour, car l'esprit n'était pas à la reprise en pays ducal. Ils s'agitaient frénétiquement comme des « condottieri » du verre, dans une situation subalterne qui s'aggrave partout de jour en jour. La guerre de Trente Ans allait asséner le coup de grâce à cette industrie lorraine — mais le dernier coup seulement — cette industrie et ce commerce préalablement en « desroutte ».

la guerre de trente ans en images (d'épinal)

Après ce fléau que fut la guerre de 30 ans, il est bien évident que la reprise des verreries fut pratiquement impossible, le plupart ayant été détruites, à l'exception de certaines.

D'autre part les verriers, dans l'obligation de s'orienter vers de nouvelles activités, s'engagèrent pour beaucoup comme soldats, dont les armées auront un grand besoin au cours de nombreux conflits qui encore ont eu lieu en Europe, de la fin du XVII° jusqu'au XX° siècle. Faisant valoir leur titre de noblesse, certains ont pu accéder plus facilement au grade d'officier jusqu'à celui de général. Du passage à une noblesse de métier à celle de la chevalerie, prestige, honneur et gloire devaient être préservées ...

Ensuite ce n'est qu'à partir de la fin du 19° siècle que certains ont préféré, toujours dans ce esprit de créativité qui les caractérisait, se consacrer aux arts graphiques, littéraires et jusqu'au 7ème art comme le cinéma.

Tableau des reconversions du 17eme siècle à aujourd'hui