30 - QUATRIEME VISITE A LA PILLE - 1 - 2 - 3

 

 

SOMMAIRE

 

Réception par ses habitants - Les états de service du colonel Magagnosc. Sa femme co-propriétaire avec sa soeur Varlot - Culte de ces dames pour la demeure des ancêtres - Comment elles signent - Visite de la maison - Déjeuner servi par Élise, domestique dévouée, aux souvenirs intarissables - Les hôtes de jadis, les Thietry, sieur et dame de la Pille au temps de Charles IV - fondation de messes à Viomenil - Testaments - Mariages d'Ormoy-d'Avrecourt en 1664 et d'Ormoy-Bigot, en 1659 - Comptes de tutelle par notre ancêtre d'Ormoy, fondation d’Avrecourt en l’honneur du St Sacrement - Réception du chevalier de Beaupré dans l'ordre de St Louis - Un portrait de Charles Léopold III de Francogney - Les communs et les jardins - La vie rustique, bonheur de nos pères - Relique de la verrerie.

 

Nous voici à la pille. Le manoir apparaît cette fois dans le cadre pourpre et or des frondaisons où il est blotti. La maison est vivante, au bruit de l’auto, nos hôtes apparaissent en haut du perron, encadré par la porte au fronton armorié.

 

Mme Magagnosc  née Marguerite d'Hennezel de Francogney  est la deuxieme fille de Léon d'Hennezel, industriel et maire de Godoncourt, décédé il y a une vingtaine d'années. Elle a largement dépassé la cinquantaine mais conserve l’allure jeune. Elle est accompagnée de sa fille Geneviève, mariée à un monsieur Milard, propriétaire et négociant au village de Koeur-la-Grande, près de St Mihiel.

Le colonel Magagnosc parait avoir une dizaine d’années de plus que sa femme. Il est méridional ; né à Cannes, il porte le nom d’un village des environs de Grasse.

 

Engagé à dix-huit ans au 4éme zouaves, il a pris part à l’expédition de Tunisie en 1889, puis fut nommé sous-lieutenant à sa sortie de l’école d’infanterie. La guerre de 1914 le trouva chef de bon, au 149éme RI. Ses services attestent qu’il fit la campagne avec bravoure.

Le commandant Magagnosc fut plusieurs fois blessé. Tout au début de la guerre au combat de Sainte-Marie-aux-Mines, le 9 août 1914; deux balles se logèrent dans son épaule droite. Au printemps suivant en Artois, il reçut une troisième blessure à Notre-Dame-de-Lorette, lors d'une contre-attaque de son bataillon (5 mars 1915). A Verdun, en mars et avril 1916, il se distingua particulièrement en reprenant, par de brillantes attaques, le village de Vaux-devant-Damloup. A l’automne de la même année, il était en Picardie. L’ordre qui lui valut la rosette d'officier de la légion d'honneur, déclare que le colonel Magagnosc fut un officier supérieur d'une bravoure au-dessus de tout éloge. Sur la somme, commandant son régiment, il contribua puissamment aux beaux succès obtenus à Soyecourt (septembre 1916). Il termina la guerre comme commandant du centre d’instruction des 1er et 5éme tirailleurs. La croix de commandeur de Nielsam, la rosette d'officier d'académie, la médaille d'argent de la mutualité ont récompensé ses autres services.

 

Depuis 1911, Mme Magagnosc et sa soeur aînée, Mme Varlot, sont propriétaires indivises de la Pille. Depuis que son mari est à la retraite, elle s’est installée près de sa fille, à Kœur-la-grande, village situé aux pieds du fameux camp romain. C’est là que se trouve son habitation principale. Quant à sa soeur, après la retraite du commandant Varlot, elle s’est fixée à Bleurville, assez gros village au nord de Monthureux-sur-Saône.

 

Ces dames ont conservé le culte de la Pille, elles peuvent y évoquer des souvenirs d'enfance. Chaque année, à tour de rôle, elles viennent passer quelques semaines de vacances dans cette demeure évocatrice d’un passé qu’elles connaissent à merveille. Toutes deux tiennent avec raison, à rappeler leurs origines. Elles sont maintenant dans la forêt ancestrale, les dernières à représenter la famille d'Hennezel. Elles signent Varlot d'Hennezel et Magagnosc d'Hennezel, bien que cette habitude soit contraire aux usages de l'aristocratie. Celle-ci veut qu’une femme née noble, signe en écrivant son nom de jeune fille avant celui de son mari. Il y a un siècle, les dernières représentantes de la branche d’Attigneville, vivant à Dijon, signaient Ponton d'Hennezel, Cornereau d'Hennezel, Viney d'Hennezel, Simonnet d'Hennezel. Cela donnait à leurs signatures une allure de firme commerciale qui avait fort étonné leurs contemporains.

 

La pille a été construite pour être habitée en indivision.

 

Avant le déjeuner, Mme Magagnosc nous fait faire une rapide visite de la maison. Elle attire notre attention sur la disposition des pièces. Je les imaginais parfaitement, d’après le plan hâtif relevé par mon oncle Paul de Hennezel, lors de sa visite à la Pille avec ma femme en 1911.

 

Le rez-de-chaussée sert actuellement de logement au fermier. Il se compose de six pièces, deux chambres, deux cuisines et deux poêles. On appelle ainsi en Lorraine les pièces chauffées par la cheminée de la cuisine. Au fond du corridor central se trouve l’escalier montant au premier étage, celui-ci est réservé aux propriétaires.

 

Du temps de ma grand-mère, nous dit Mme Magagnosc, les trois pièces du coté est formait l’appartement de mon oncle, le commandant d’Hennezel. Mes parents logeaient en face, du coté ouest. Après le décès de leur père en 1902, mon oncle et mon père décidèrent de mettre en commun tout le premier étage.

 

Elle m’explique alors les aménagements faits, à ce moment la, à l'intérieur de la maison. Chacune des deux soeurs se réserva, du coté le plus ensoleillé, une chambre donnant sur le grand jardin. Celle de Mme Varlot se trouve à l’angle sud-ouest, celle de Mme Magagnosc à l’angle nord-ouest. Une troisième chambre orientée du même coté, les sépare. Le corridor central a été coupé au deux tiers de la longueur. On y a aménagé une alcôve pour l'utiliser au besoin comme chambre.

 

De l’autre coté du palier, la pièce d’angle au nord-est a été divisée en deux. Elle donne ainsi une petite chambre à alcôve et un cabinet de débarras. Du même coté est, la pièce centrale est devenue la cuisine. Enfin la chambre de l’angle sud-est sert de salle à manger. C’est là que le couvert est dressé. Cette pièce est la chambre de Mme Varlot comportant des cheminées de pierre, ornées de moulures et de fleurs Louis XV sculptées naïvement. On les a malencontreusement peintes en noir et en imitation marbre. L'intérieur est séparé par des aménagements de poêle et de foyer, destinés à faciliter le tirage. Comme ces cheminées seraient plus jolies en pierre apparente et l’intérieur nu !

 

On voit aussi dans cette pièce, comme en plusieurs autres de la maison, des portes et des placards ornés de moulures Louis XV ainsi que des vestiges de boiseries. Ma femme me les avait signalés, lors de sa visite à la Pille. "Ici, comme au Tolloy, dit Mme Magagnosc, les murs étaient jadis entièrement recouverts de boiseries".

 

Le déjeuner est servi par une vieille servante qui semble très attachée à la propriété. Comme il convient avec les anciens domestiques, ses maîtres la laissent discrètement glisser son mot dans la conversation. Je ne puis m’empêcher de féliciter mes hôtes de posséder à leur service un pareil dévouement. Mme Magagnosc m'explique "Elise fait partie de la Pille depuis toujours. Elle a connu quatre générations. Elle sait mille souvenirs sur la famille. C’est une fille des bois, connaissant les secrets de la chasse, la pêche des étangs, les propriétés des herbes. Elle a son franc parler avec nous. Elle raconte toutes sortes d’histoires et de traditions. C'est dans son genre, un numéro. Elle tire même les cartes et fait tourner les tables... ma fille et mes neveux l’adorent, car elle est intarissable dans ses récits et véritablement amusante. Malgré ses 68 ans, elle reste très active. Elle cultive au bout du potager, un petit terrain que mon neveu Georges Varlot a baptisé "le jardin d'Elise".

 

Mme Magagnosc aussi connaît bien le passé de la maison actuelle, bâtie par ses ancêtres Beaupré. "Elle a été construite, me dit-elle, à l'emplacement d'une maison très ancienne qui était flanquée à l’est d'une tour. La verrerie a cessé de fonctionner, je crois, au milieu du XVIII° siècle. La halle se trouvait du coté ouest, à l’emplacement actuel du grand jardin. Ma soeur Varlot possède un plan daté de la fin du règne de Louis XV. La halle de la verrerie y figure (17 septembre 1768). Elle sera certainement heureuse de vous le montrer, si vous pouvez aller à Bleurville. Comme aînée, ma soeur détient les titres de propriétés, il y a beaucoup de parchemins, ils devront vous intéresser. Elle possède également quelques objets fabriqués dans les anciennes verreries de la forêt, bouteilles, pots à confitures etc... Vous verrez cela". Nous nous proposons, en effet, d’aller un jour rendre visite à Mme Varlot.

 

A mon tour, j’évoque, devant mes hôtes, quelques souvenirs de la Pille, glanés au cours de mes recherches. Tout d’abord, un ménage de leurs prédécesseurs qui vivait au milieu du grand siècle, Isaac de Thietry, Sr de la Pille, et sa femme Elisabeth de Hennezel-Hennezel. En 1659, après son retour d’exil aux pays bas, M. de Thietry fonda des messes chantées à perpétuité dans l'église de Viomenil. (24 août 1659). Quelques années plus tard, le vieux gentilhomme faisait son testament, manifestation de foi et de piété, acte de générosité envers les couvents de Fontenoy de Mirecourt, d'Épinal, de Neufchâteau et les pauvres des villages voisins de la pille (5 décembre 1666). Dix ans plus tard, sa veuve, mariée en première noces avec Adam d'Ormoy et morte sans enfants, testait à son tour. Cette grand-tante fit preuve des mêmes sentiments religieux que son mari, du même esprit charitable envers les couvents et les malheureux. Elle avait eu la délicate pensée de prévoir un legs « pour secourir la pauvre noblesse » (15 août 1676). Elle repose, ainsi que son mari, dans l’église de Viomenil.

 

J’évoque le souvenir qui me touche le plus, le mariage de mon ancêtre Josué d'Ormoy avec mademoiselle d'Avrecourt. Le contrat fut signé à la Pille en présence de nombreux parents. Il était venu des Hennezel du nivernais pour assister à la noce. Cet acte est couvert d’une quinzaine de belles signatures. J'ai vu  l'original aux archives d'Épinal. Nous en possédons dans nos papiers de famille, une expédition sur parchemin (3 novembre 1664).

En ce temps là, M. d'Ormoy demeurait au Grandmont et s'efforçait de remettre en état le domaine dévasté. Il ne songeait pas encore à planter sa tente en Hainaut. Son frère aîné s’était aussi marié à la Pille, cinq ans plus tôt, avec une demoiselle de Bigot (13 décembre 1659). Ce frère mourut dans la force de l'âge ne laissant qu'une fille mineure qui devait être son héritière. Son tuteur fut son oncle Josué d'Ormoy. C’est ici, où logeait l'orpheline, auprès de son curateur M. de Thietry, que notre ancêtre rendit ses comptes de tutelle, un jour d'été de l’an 1674. Ces comptes sont admirables de précision et de conscience, ils dénotent chez leur auteur une vraie connaissance des affaires. Écrits entièrement de sa main, ils sont fort lisibles. L’acte commence par une énumération de tous les biens de la jeune fille, il donne une liste descriptive de ses bijoux, de son argenterie, de ses objets mobiliers, de ses vêtements de son linge. M. d'Ormoy décompte ensuite, en les mettant sous les yeux des témoins, toutes les espèces d’or et d’argent que possédait sa nièce, pistoles d’Espagne et d’Italie, écus et souverains, ducats d’empire, etc... monnaies des divers pays rapportées par son père (16 août 1674).

Que d’autres contrats de mariage ou actes importants furent signés à la Pille, au cours des deux derniers siècles... il est impossible de les énumérer de mémoire. Je signale cependant à mes hôtes une autre fondation pieuse, faite en l’église de Viomenil, en l’honneur du saint sacrement, au milieu du XVIII° siècle par deux de leurs prédécesseurs de la branche d’Avrecourt.  Les donateurs étaient frère et soeur, Nicolas et Anne-Elisabeth de Hennezel, tous deux restés célibataires (9 août 1753).

 

Enfin, il y a une centaine d’années, dans l’une des salles du rez-de-chaussée, se déroula une imposante cérémonie, un jour de mai 1816, la réception dans l’ordre royal et militaire de St Louis du chevalier de Beaupré, trisaïeul de Mme Magagnosc. C’est le maire de Viomenil, un Finance, qui avait été chargé par le duc de Feltre, ministre de la guerre, de remettre la croix  au nouveau chevalier. Il était assisté du curé de la paroisse, du chevalier de Bonnay venu de Claudon et de plusieurs gentilshommes du voisinage accourus tout exprès.

 

Suivant les règles édictées par louis XIV, le vieux condé s’agenouilla au milieu de la pièce, pour prononcer le serment de fidélité au roi, devant son ancien compagnon d’armes. Celui-ci tira son épée, il en frappa un coup plat sur chaque épaule du nouveau chevalier, puis lui donna l’accolade en prononçant la  formule séculaire « d’après votre serment et en vertu des pouvoirs que j’ai reçus du roi, de par St Louis, je vous fais chevalier » (28 mai 1816).

Nous possédons à Koeur-la-Grande, me dit le colonel Magagnosc  un beau souvenir, un grand tableau représentant le grand-père de ma femme, Charles Léopold III d'Hennezel de Francogney, si fervent disciple de Nemrod qu’il avait été nommé lieutenant de Louveterie. Il est représente en costume de chasse, au bord de la Saône. Au fond du tableau on aperçoit la pille.

 

En sortant de table, nous visitons les alentours de la maison. Le coté est donne sur un petit jardin potager. Derrière, dans un repli du vallon où coule le ruisseau de Jolivet, se trouve deux corps de bâtiments de ferme, écuries, granges, hangars, poulailler, bûcher, à coté les ruines d’une construction présentant une suite de portes et de fenêtres, elle servait, parait-il, à loger les ouvriers de la verrerie. Du coté ouest de la maison, un grand jardin parallèle à la route allant vers la Bataille. Il est limité au nord par deux terrasses adossées au pied du coteau près de l’angle nord-est, l’ancien four à pain. Au bout du jardin, avant d’arriver au jardin cultivé par Elise, l’emplacement du rucher aujourd’hui abandonné. Enfin, en face de la maison, entre la route et la rivière, les fameux « beaux près » qui ont peut-être donné leur nom aux derniers représentants de la branche d’Avrecourt. On voit encore, parait-il, sur l’autre rive de la Saône, les traces d une installation de pisciculture, canal, réservoir à poissons, petit étang, etc.

 

Du pain cuit avec le blé de leur récolte, des légumes de leur jardin, des fruits de leur verger, des volailles de leur basse-cour, du miel de leurs ruches, du poisson de leurs étangs, du gibier de leur chasse, le tout cuit avec le bois de leur forêt et arrosé du lait de leurs vaches et du kirsch de leurs cerisiers. Heureux ancêtres… ils avaient su réunir autour d’eux les vraies richesses et se suffisaient à eux-mêmes.

 

L’homme n’était-il pas d’abord fait pour cette vie paisible. Il était plus près du vrai bonheur lorsqu il avait la possibilité de passer sa vie dans la maison qui l’avait vu naître et d’y asseoir, un jour à ses cotés, la compagne choisie par son coeur. Il ne cessait d’être voisin de l’église et du champ de repos où dormaient ses ancêtres. Horizon borné... peut-être, mais combien calme, et placé constamment sous des astres favorables. Au moment de partir, Mme Magagnosc m’offre quelques morceaux de verre aux couleurs irisées, résidus des fours anciens et elle me fait remarquer que les piliers d’entrée seraient ceux de la verrerie.

 

Notre guide nous presse. Il se réjouit de me montrer au hameau voisin du Tourchon, de curieux restes de vieilles demeures de la famille. Remontés en auto nous prenons, à travers la forêt le chemin de la Pille et la Bataille à Hennezel, celui où j'étais passé en 1901. Arrivés à l’ancienne verrerie de Clairefontaine, Larose propose d’y laisser la voiture et pour gagner du temps, d’aller à pied à travers champs jusqu’au Tourchon.

  

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